Nos âmes de papier
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Stéphane Guillon et Pierre Richard dans une scène du film "Les âmes de papier".
Le parking du théâtre de Narbonne était plein comme un œuf mais la salle de cinéma qu’abrite le bâtiment municipal, la salle bleue pour les connaisseurs, était déserte. Étonnés de nous retrouver seuls dans la salle et devant un éventail de possibilités comme il s’en rencontre rarement un samedi soir, nous avons tergiversé un long moment sur le choix des fauteuils... La foule garée à l’extérieur, elle, n’avait pas hésité. Elle n’irait pas voir “Les âmes de papier”, elle s’en fichait. Une telle désinvolture se peut-elle concevoir ailleurs que dans ce Languedoc marqué au fer rouge de la contestation cathare ? Alors qu’un magazine de maison close venait de lâcher l’infâme rumeur, le film par lequel le scandale venait d’éclabousser la République était précisément à l’affiche ce soir-là et pour deux séances seulement. Un timing à faire rêver les marchands du temple ! Las. Pour vendre, il faut des acheteurs, et ceux-là avaient manifestement décidé d’aller se faire voir ailleurs quand la projection a débuté.
Avant d’aller plus loin, mais pas tellement non plus quand même, je tiens à préciser qu’aucune curiosité malsaine ne nous avait poussés à aller voir ce film. Non, non. Nous l’avions déjà noté dans nos tablettes, j’insiste sur déjà, comme un film gratifié d’une critique qui, sans être élogieuse, était néanmoins plutôt bonne dans un magazine qui tend à ouvrir des fenêtres sur le monde plutôt qu’à défoncer des portes d’alcôves. Avec l’Observateur pour guide, donc, nous étions en terrain favorable, hormis l’espace entre les sièges qui ne nous permettait pas d’étendre nos jambes, mais alors pas du tout, les places pour lesquelles nous nous étions décidés après les tergiversations mentionnées plus haut ayant abouti à un choix plutôt désastreux, avouons-le, pour nos membres inférieurs. Avant d’aller plus loin encore, et sans arrière pensée — je le dis pour les amateurs de sens cachés s’il venait à s’en trouver parmi vous — nos membres inférieurs ne tardèrent pas à être congestionnés tandis que notre subjectivité ramassée dans notre muscle cardiaque commençait de palpiter.
À ce stade de la narration, il est évidemment tentant de continuer à tourner autour du pot. Vous vous demandez pourquoi ces trois-là — oui, c’est vrai, nous sommes trois, mais si l’on s’en tient à la congestion, nous ne sommes que deux, la troisième ayant encore de la marge compte tenu de son mètre cinquante —, pourquoi ces pauvres bougres ne changent-ils pas de place ? Eh bien je vais vous répondre. Mais pas maintenant. Maintenant nous sommes tout à la stupeur de retrouver un ancien comique aux chaussettes ou chaussures dépareillées, je ne suis plus très sûre, j’hésite, c’est qu’il paraît tout à coup très pénétré avec ses double foyer, son dos voûté et sa tignasse oxygénée, mais c’est bien Pierre Richard dans le rôle d’un vieux juif persuadé que le frère qu’il a perdu a caché un message dans une boîte ensevelie sous la terre du ghetto de Varsovie. Son voisin, un écrivain spécialisé dans les oraisons funèbres, réussit à faire oublier qu’avant de faire l’acteur il a été un humoriste remarqué sur une antenne de service public avant que l’Inquisition ne le rattrape. Stéphane Guillon et Pierre Richard, chacun dans un rôle de composition d’une justesse et d’une sensibilité touchantes nous ont cloués à nos sièges.
Où étaient passés les autres spectateurs ? Nous étions trois, aussi bien étions-nous seuls, comme dans un tramway qu’aurait emprunté Fernando Pessoa, dérivant doucement à ses côtés avec nos âmes de papier chiffonnées, nos cœurs étreints, nos yeux mouillés et nos jambes coupées, donc.
La blonde, me dites-vous. Quelle blonde ?
Quand nous sommes sortis du théâtre, le parking était désert et la voiture toute ronde nous a gobés comme un œuf.
Marie Bardet
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"Les âmes de papier", une comédie réalisée par Vincent Lannoo, France. Avec Stéphane Guillon, Julie Gayet, Pierre Richard et Jonathan Zaccaï.