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Publié par Chantal Lévêque

Ce n’est pas du cinéma

«Fuir Pénélope » de Denis Podalydès

(Editions Mercure de France, décembre 2013, 277 pages)

Dans un roman, on prend le temps de faire connaissance, de voir du paysage, de se laisser surprendre. Les coups de théâtre n’attendent pas la fin des chapitres, ils se distillent, comme une eau-de-vie, dans l’alambic d’un récit qui chemine doucement mais sûrement.

Ce n’est pas du cinéma

C’est justement de théâtre, ou plutôt de cinéma dont il est question dans « Fuir Pénélope ». Les deux mêlés, en fait. Et de ce qui les différencie. De la lente et douloureuse dissolution d’un amour au cours de la première expérience professionnelle de Gabriel. Portrait craché d’un Denis Podalydès (en tous cas, tel qu’il m’apparaît sur les écrans ou dans les médias) : timide, pudique, maladroit, emprunté… Jusqu’à son regard : des yeux très ronds, yeux au plat, pupille fixe, paupières papillonnantes… qui lui donne cet air étonné, indécis, un peu bête.

Avant de décrocher son premier contrat avec un réalisateur novice pour tourner un film autour de la Méditerranée, voyage qui prendra l’allure d’un road-movie plutôt rocambolesque, il lui faut d’abord passer son permis. Apprendre à conduire comme apprendre à vivre, à mener sa barque dans l’existence !

« S’insérer fluidement dans la circulation avec le maximum de sécurité pour les autres et pour soi-même ». Ce sont ses premières sensations de liberté. Des scènes comiques en cascade : le débutant qui emboutit une voiture à l’arrêt, oublie de serrer le frein à main, ratatine deux autres véhicules dans la foulée, qui cherche à dépasser le niveau plus qu’imparfait de celui de sa mère (ah, la scène où elle veut doubler un camion… c’est à filmer !)

Dans ce Gabriel, c’est un peu de soi que l’on retrouve, dans les premières audaces, l’insouciance (et l’inconscience !) qui président aux nouvelles expériences et dans lesquelles on se jette à corps et à cœur perdu. On confond le frein et l’accélérateur, comme cette actrice embarquée sur le tournage, Thémis la Superbe, aux répliques absurdes et incompréhensibles. « Applique ma parka ou tout di ma pattou » (explique-moi pourquoi tu ne me dis pas tout). On vit en pays étranger sans en connaître encore très bien l’idiome. « Leur langage est un secret que je perce, jour après jour… »

Gabriel doit oublier ses cours de théâtre au Conservatoire. Jouer « inexpressif », « épuré ». Mais lui, c’est un cérébral… il peine à oublier les grandes tirades, les inflexions dans le texte que l’on pousse sur les planches jusqu’au paroxysme. C’est dans la chambre d’hôtel, pour lui seul, le soir, qu’il enflera sa voix, tonitruant, tenant à bout de bras un volume des « Œuvres de Rabelais » (dans La Pléiade, excusez du peu...).

« Nous sommes perdus, fuyons ! Je n’ai point de courage sur mer ; en cave et ailleurs, j’en ai tant et plus, Fuyons ! Sauvons-nous ! » Le grand Rabelais ne le quittera pas de tout le périple. En Grèce, en Italie (sur la place Fiesole, un moment croustillant que l’on n’oubliera pas !), à Cannes, en Espagne. Avec lui il se réveille, il mange, il dort, il rêve… dans toutes les langues. Une ubiquité un peu lassante quelquefois pour le lecteur, mais c’est la bouée à laquelle se raccroche l’apprenti acteur, en mal d’amour.

Univers bien lointain de celui qu’il côtoie tous les jours et qu’il apprend à apprécier tout autant : « Contempler les manipulations d’objectif, la mise sur pied de la caméra, voir s’ouvrir les petites valises métalliques où sont enchâssés comme des bijoux les différents filtres, entendre les clics et les déclics, me repaître de ces manœuvres, dans une jubilation et une impatience que seule la peur de commencer domine ».

Lire Denis Podalydès, c’est se laisser surprendre par la préciosité d’une langue classique que lui a légué sa formation, en goûter le rythme, la musique, les intonations, la tournure élégante des phrases. « Me suis décidé à mener joyeuse vie » ou « Ne laissant rien faire qu’elle n’y ait consenti », ou encore « Des pages montent l’ivresse ». C’est aussi voir se dérouler devant soi les tribulations du héros comme dans un film. Avec des plans séquences. « Un regard en mouvement sur les chose »s. Des yeux qui cadrent les scènes. Et toujours, le drame qui se prolonge indéfiniment…

Gabriel défait la nuit ce qu’il réussit à faire le jour : oublier Pénélope, fuir Pénélope. Elle est comme le fil de sa tapisserie à lui, et jusqu’à la dernière page elle va s’immiscer. Elle s’appelle Marianne, elle est restée à Paris et il doit en faire le deuil. C’est obligé, même si c’est un arrachement. Elle est l’Odette de cet amour de Swann, elle n’est pas faite pour lui.

Présence fantomatique qui hante son voyage. Insoutenable et interminable rupture, faite de coups de gueule, de monologues intérieurs, de « cauchemars éveillés de la jalousie », de nœuds au ventre et de lettres qu’il lui envoie… « car vivre sans elle ne m’est que languir et ce disant pleurait comme une vache, et tout soudain riait comme un veau » (ce qui n’est pas de lui, mais de Rabelais, qui supervise encore et toujours tout cela en arrière-fond). C’est écrit vrai, les sentiments sont fidèles à ce qu’un jour chacun a ressenti. On a mal pour lui !

Lorsque ce chagrin d’amour incommodant, épuisant, commence à s’éloigner, voilà que l’écrivain nous fait l’offrande de pages charmantes, d’un érotisme à tomber par terre. On croit voir le film… encore une fois.

Chantal Lévêque

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