L’enfance de l'art
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« Une enfance de rêve » de Catherine Millet
Catherine Millet, née en 1948, a fondé la revue Art Press qu’elle dirige. Elle a écrit de nombreux ouvrages sur l’art contemporain. Elle est également l’auteur de « La Vie sexuelle de Catherine M. » (2001) qui a obtenu un grand succès public et « Jour de souffrance » (2008).
Flammarion, 2014, 288 pages, 19,50 €.
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Il y a dans la littérature, la bonne s’entend, un effet d’élucidation qui touche le lecteur autant que l’auteur.
Quelque chose que nous ne savions pas, ou que nous connaissions mal avant d’ouvrir un livre, se dévoile à sa lecture, tandis que ce que l’auteur sentait confusément avant d’écrire, s’éclaire au fil de son récit. Élucidation n’est pas vérité, elle lui est en quelque sorte supérieure, en ce sens qu’elle n’impose rien, n’affirme rien, et que par la grâce d’un style, d’un art de raconter, elle dénoue des liens, jusqu’alors invisibles, et ouvre des chemins à la réflexion.
Élucidation, c’est ainsi que l’on reçoit Une Enfance de rêve de Catherine Millet. On perçoit que ce qu’entreprend l’auteur est une tentative de compréhension de son moi passé au tamis de l’écriture dans le projet d’en faire une œuvre littéraire. Le titre, qui n’est pas qu’ironique, joue subtilement sur deux tableaux.
Quelque chose du rêve, en effet, s’apparentant, dans un certain sens, au bonheur, traverse ce livre. Une forme d’insouciance baigne la famille de Catherine Millet. Le souffle d’optimisme qui passe, en ces temps-là, sur les années d’après guerre, années de reconstruction matérielle et morale de la France, pénètre aussi ce modeste appartement de Bois-Colombes, havre aux promiscuités plutôt chaleureuses, pour l’enfant qui fait ses premiers pas dans la vie. Même si chez les Millet, on fait preuve d’innocence sociale, de manque de curiosité pour les arts, de méconnaissance de toute option politique, même si l’affection familiale est distante, et la vie plutôt difficile, le monde, pour la petite fille, possède un attrait et le futur un sens.
Mais, dans cette famille en rupture, aux engagements sentimentaux assez vagues, aux violences dites et parfois faites, quelque chose du cauchemar rode aussi autour de l’enfance et de l’aube adolescente de Catherine. Les espoirs d’une amélioration des conditions de vie, d’une avancée sociale, d’un franchissement vers une classe supérieure de la société, d’une quête du bien-être, ces projets qu’établissent en général toutes les familles, se transforment chez les Millet, devant les difficultés de la vie, la diversité des caractères et leur confrontation, en illusions. Les promiscuités deviennent gênantes, agressives, les relations s’aigrissent, et les drames vécus accroissent le mal-être. On ne vit plus, on subit.
Il reste à l’enfant qui grandit, à se résoudre à apprendre à vivre toute seule, au jour le jour, à préparer son destin, à acquérir son savoir, à faire ses expériences personnelles, douloureuses ou éblouissantes, sans l’aide de sa famille. Et souvent contre elle. En suivant sa pente sans s’y abandonner. Le lecteur découvre, portée par une langue pure, débarrassée de tout pathos et sans aucun spectaculaire, une vie qui pourrait être sienne, tant elle est relatée avec précision et réalisme.
Remontant son existence à rebours, de La vie sexuelle de Catherine M., à Enfance de rêve en passant par Jour de souffrance, Catherine Millet, boucle son chemin introspectif, et, au fil de l’écriture, se remémorant des événements, des rencontres, des situations, elle avance dans la compréhension de ce qu’elle est, de ce qui l’a fait, de ce qui explique peut-être ses émotions d’aujourd’hui, ses sentiments, ses pulsions et ses préférences culturelles.
Ce que nous sommes n’est pas seulement issu de ce que nous avons été dans notre enfance et notre adolescence, nous relevons d’une construction quotidienne, édifiée par nous-même et notre contact avec les autres. En faisant défiler, au fil de cette recherche autobiographique, sous les yeux de ses lecteurs, sans masque, dans un style qui les touche, son propre itinéraire, Catherine Millet jette un pont entre elle et eux.
Cette Enfance de rêve, d’une lecture parfois déchirante, est un livre diablement émouvant et vivifiant au fond. Toute bonne littérature l’est, celle qui émeut, comme celle qui réjouit.
Et, aspect peut-être plus inattendu, en marge du récit de cette jeunesse, ou plutôt à travers lui, le lecteur découvrira une représentation inédite de la vie de la proche banlieue, une banlieue qui se frotte à la grande ville dont l’écho voisin est puissant, et l’attraction constante, une banlieue enfin débarrassée des clichés qui la caricaturent, sans emphase poétique, ni condamnation, une banlieue authentique, peuplée d’humains et non d’échantillons statistiques, ou de justificatifs politiques, une banlieue elle aussi élucidée.
Henri Lhéritier