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Publié par Bernard Revel

Barrio Chino, mai 66

Un livre a fait jaillir un souvenir. Ce sont des choses qui arrivent avec les livres. Joan Colom, né en 1921, a photographié les gens du Raval (dit aussi le Barrio Chino) de 1958 à 1961. Il parcourait les bas-fonds de Barcelone, son appareil photo Rollei pendant de l’épaule au genou et appuyait discrètement sur le déclencheur.

Ses photographies ont été exposées en 2006 à la Fondation Henri Cartier-Bresson à Paris ainsi qu'à New York et à Essen en Allemagne. Elles ont fait aussi l’objet d’un livre, « Les gens du Raval », (éditions Steidl).

Elles ont ravivé un souvenir de 1966, quand le Barrio Chino était encore identique à celui que Joan Colom a immortalisé.

Barrio Chino, mai 66

C’était la mode des vestes noires en cuir dont il fallait relever le col, des chemises à carreaux et des longues mèches de cheveux sur le front. Nous étions « la classe ». La classe 68. Le voyage à Barcelone, financé par un fructueux racket auquel les commerçants consentaient volontiers en souvenir de leur propre jeunesse et parce qu’ils redoutaient aussi un long concert nocturne de poubelles renversées, était l’aboutissement de notre préparation à la vie d’homme.

Quand je pense à l’Espagne de Franco, je vois quinze garçons dans un grand car, sortant de leur trou pour la première fois peut-être et se donnant des airs de conquérants. Est-ce la mémoire ou l’imagination ?

Barrio Chino, mai 66

En tout cas, tout est en place : la frontière aux uniformes patibulaires, le paysage blanchâtre de terre brûlée succédant au vert du Roussillon, les villages pauvres d’un autre temps, les fumées et les odeurs de Gérone, la banlieue barcelonaise où des milliers de fenêtres habillées de linge qui sèche encerclent les vastes usines.

Les gens, les voitures, les maisons, tout a l’air vieux, usé, négligé. Mais s’arrête-t-on à ces impressions quand on a 18 ans ? C’est le Tibidabo, là-haut sur sa colline qui nous intéresse, les innombrables taxis jaunes, les groupes de jeunes filles, et la foule, soudain, sur cette grande place où nous nous arrêtons. Dans le car, toutes nos conversations menaient au Barrio Chino. Et nous y allons enfin, alors que sur les Ramblas, à la tombée du jour, les restaurants s’éclairent.

Barrio Chino, mai 66

Une rue déserte, toute noire, sale. Ce n’est pas ainsi que j’imaginais le quartier « chaud » de nos fantasmes. Une voix rauque nous fait sursauter. Une forme se tient sous un porche. La flamme d’une allumette éclaire soudain le visage décharné d’une vieille femme. Nous nous éloignons avec des rires trop forts pour être naturels. Au bout de la rue, la lumière, le bruit et toutes sortes de types qui traînent le pas d’un bar à l’autre. Ce monde a disparu, il ne m’en reste que des images et des sensations dont je doute, parfois, qu’elles aient eu, un jour, une réalité. Il y avait des odeurs de parfums bon marché, d’égout et de friture. On suivait le mouvement. Je nous revois, entrant dans un bar étroit et profond comme un couloir. Assises ou appuyées contre le mur, des dizaines de femmes aux âges les plus incertains s’exposaient comme des marchandises. Des hommes défilaient devant elles, épaules contre épaules, les passaient en revue, graves ou narquois, disaient quelques mots et allaient plus loin. Elles avaient des talons aiguilles, des jupes moulantes, des lèvres rouges, des cheveux longs et frisés. Elles fumaient. La plupart prenaient un air indifférent, comme si elles étaient dans une salle d’attente. D’autres affichaient une sorte d’arrogance, le buste tendu, prêtes à je ne sais quel combat.

Barrio Chino, mai 66

Nous restions plantés dans un coin, subjugués par le spectacle. De temps en temps, une femme se levait et un type, les mains dans les poches, la suivait dans les profondeurs du bar. Y avait-il de la musique ? Sans doute. J’ai oublié. Tous ces hommes aux costumes du dimanche fatigués me donnaient l’impression d’être venus s’offrir sans joie des fruits défendus. Dehors, il y avait de plus en plus de monde. Parfois, entre deux bars, une « clinica » vantait les bienfaits de mystérieux médicaments. Des mendiants exhibaient leur infirmité, des enfants jouaient avec l’eau du caniveau et des guardias civils passaient. D’un bar à l’autre, les mêmes scènes. Ce n’était pas facile, par moment, de se frayer un chemin dans le flux et le reflux des clients. Certains nous regardaient de travers. Ils n’aiment pas les étrangers, pensions-nous, ou alors, nous faisons trop jeunes. Nous ne nous sentions pas très à l’aise et ne restions jamais très longtemps au même endroit. Nous avons beaucoup marché, cette nuit-là. Nous avons parcouru des rues sombres aux murs lépreux et aux fortes odeurs d’urine. Souvent, des ombres nous appelaient et nous pressions le pas. Nous revenions à la lumière. Je me souviens de la « calle del Robador ». A cause du nom sans doute. Je crois qu’il y avait beaucoup de bars, là aussi.

Barrio Chino, mai 66

Est-ce dans ce coin que je l’ai vue ? Elle marchait devant moi, silhouette gracile balançant joliment un petit sac à main. Sa robe blanche s’épanouissait comme une fleur autour de sa taille de guêpe. Je la suivis. Avec ses cheveux courts et son allure, elle me faisait penser à une jeune fille de mon quartier dont j’étais secrètement amoureux. Et puis, elle fit demi-tour. Son visage sans âge, ravagé par toutes les chienneries de la vie reste pour moi, aujourd’hui encore, le visage du Barrio Chino.

Bernard Revel

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