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Publié par Bernard Revel

Fleur Pellerin n'a pas lu Modiano, et alors ?

Il parait que Fleur Pellerin fait honte à la France. Je l’ai lu quelque part. Un pays aussi cultivé que le nôtre ne saurait tolérer, en effet, d’avoir au sein de son équipe dirigeante quelqu’un qui n’a jamais lu Patrick Modiano. A plus forte raison si cette personne est ministre de la Culture. D’où l’indignation générale lorsque dernièrement, dans une de ces émissions de la télé où la culture s’étale comme de la confiture de paillettes sur des tranches horaires, Fleur Pellerin fut incapable de citer un seul titre de notre nouveau prix Nobel de littérature. Elle a même aggravé son cas en déclarant candidement : « Je n’ai pas du tout le temps de lire depuis deux ans. Je lis beaucoup de notes, beaucoup de textes de loi, les nouvelles, les dépêches AFP, mais je lis très peu ». Sous-entendu : des ouvrages littéraires. Hou, la vilaine ignare, ont ricané les intellectuels de service. Démission, ont hurlé les penseurs de droite (ça existe, il parait)..

Patrick Modiano
Patrick Modiano

Bref, la jeune ministre, deux mois à peine après sa nomination, est devenue, du jour au lendemain, la honte d’un peuple qui dévore, c’est bien connu, les œuvres de Modiano comme il dévorait naguère celles de Le Clézio et celles de Claude Simon jadis. Comme quoi, il ne suffit pas qu’une orpheline coréenne adoptée par une famille française obtienne à 16 ans les bacs français et allemand, sorte diplômée de l’Essec à 21 ans et entre à l’Ena à 24 pour que nous soyons impressionnés. Ce qui compte, c’est qu’elle ait lu Modiano. Ou du moins qu’elle l’affirme devant les caméras. On voit qu’elle ne connaît pas bien les mœurs politiques de ce pays dont aucun ministre ne part jamais en vacances sans faire savoir qu’il va en profiter pour relire Schopenhauer, Proust ou Montaigne. Même nos députés et sénateurs catalans sont de grands lecteurs. Les œuvres de Jordi Pere Cerdà et de Guillem de Cabestany n’ont aucun secret pour eux. Vous croyez que je persifle ? Vous avez raison, je persifle.

Mais que voulez-vous, au pays de Balzac et Hugo, c’est toujours bon pour une carrière d’afficher ses goûts littéraires. Et tant pis s’il faut pour cela mentir un petit peu. Fleur Pellerin n’a pas menti. C’est si rare dans son milieu que je n’ai qu’un mot à lui dire : bravo. Sa mésaventure m’a fait penser aux ricanements qu’avait provoqués, il y a quelques mois, la présidente du conseil général des Pyrénées-Orientales, Hermeline Malherbe, la bien nommée, lorsque, remettant un prix littéraire à Henri Lhéritier, elle avait confié que «bien sûr » elle n’avait pas lu son livre. Quand la vérité sort ainsi de la bouche d’un élu, pourquoi se moquer ou s’indigner ? Sommes-nous trop habitués aux bonimenteurs pour qu’une parole honnête nous choque ? Il aurait été facile pour Fleur Pellerin de consulter une fiche sur Modiano préparée par un de ses collaborateurs. Elle aurait alors cité plusieurs titres. Tout le monde aurait applaudi. Le mensonge, une fois de plus, aurait payé.

André Malraux
André Malraux

Au fait, un ministre de la Culture, ça sert à quoi ? Je me le demande. Cette fonction n’existe pas dans de nombreux pays. Sont-ils moins « culturels » que nous ? Malraux qu’on sort souvent de la naphtaline pour en faire un modèle du genre, était-il un bon ministre de la Culture parce qu’il exhibait en tous lieux ses connaissances encyclopédiques ? Il en mettait plein la vue et les oreilles, c’est sûr. Je me souviens des bonnes rigolades que provoquaient, au temps de mon ignorante et irrespectueuse jeunesse, sa voix chevrotante, ses envolées lyriques et ses vertigineux coq-à-l’âne. Mais à part ça, derrière la façade, il y a un boulot à accomplir, un budget à gérer, des décisions à prendre, des gens à écouter, des droits à définir, que sais-je. Pour cela, il n’est pas nécessaire de lire Modiano. Il est même préférable de ne pas le lire si on veut garder l’esprit clair. Car Modiano, il est le premier à le reconnaître, est un spécialiste de la confusion. « Je n’écris pas vraiment des romans, plutôt des choses un peu bancales », confiait-il récemment dans Télérama. Mieux vaut éviter ce genre de lecture quand on s’attaque à un texte de loi.

Un jour, quand elle ne sera plus ministre, Fleur Pellerin aura le temps de se replonger dans la littérature ou toute autre activité artistique. Au fond, c’est ce qu’elle aime si l’on en croit ses confidences publiées dans Elle : « Je n’ai jamais vraiment su ce que je voulais faire. J’étais plutôt une littéraire. J’ai fait dix ans de piano et, même si on ne me croit pas, j’adore ne rien faire ». En attendant, elle travaille, elle est payée pour ça, et elle a raison de ne pas s’éparpiller. Un ministre doit avoir des certitudes. Or, en littérature, il n’y a qu’incertitudes. Si on fréquente trop les écrivains, on perd vite les pédales. D’ailleurs, voyez Malraux. Il était un peu gaga sur la fin, non ? C’est la faute à la littérature. Quand Pascal dit que « le moi est haïssable », Sartre répond « l’enfer c’est les autres ». Comment s’y retrouver ? Et Rimbaud ne nous aide guère lorsqu’il prétend que « je est un autre ». Des idées comme ça ne peuvent que troubler toute vision culturelle. Toujours dans Elle, Fleur Pellerin dit se méfier « de la peopolisation de la politique ». C’était avant la polémique. Sans doute va-t-elle se méfier encore plus. Seulement, si elle ne se montre plus sur les plateaux qui réduisent tout à du show-biz, elle va être mal vue. Ou pire encore : oubliée. Et qu’est-ce qui reste quand on est oublié ? La culture.

Bernard Revel

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C
Voilà qui remet l'église au milieu du village et les pendules à l'heure. La fameuse "Chronique de Bernard Revel", qui éclaira longtemps les samedis de notre quotidien régional, m'a toujours fait cet effet : me sentir plus intelligente, à défaut de vraiment cultivée, pendant quelques instants.
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