13 novembre : je n'ai pas trouvé les mots
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Ils m’attendent, je le sais, au tournant. Je les connais. Ils veulent savoir ce que j’en pense, retrouver dans mes mots l’émotion qui les a envahis en apprenant la nouvelle. Les jours passent. Ils ne voient rien venir. Ils s’inquiètent. Ils s’interrogent. N’ai-je donc rien à dire ? Suis-je devenu insensible, indifférent ? Est-ce que ça ne tourne plus rond dans ma tête ? En tout lieu, à toute heure, par tous les moyens possibles, on réagit, exprime sa tristesse, avoue sa peur, fait éclater sa colère, distribue de l’amour aux uns, de la haine aux autres, voit des anges d’un côté et des démons de l’autre, et moi qui, depuis tant d’années, ai tant de fois donné mon point de vue sur tant de choses, je reste silencieux. « Je voudrais écrire mais je ne sais pas quoi. La mort, je l’avoue, me laisse coi », murmure Claude Nougaro dans La note bleue, son album posthume.
J’ai toujours su quoi écrire. J’étais payé pour ça. Pas un seul grand événement depuis quatre décennies n’a échappé à ma plume. Je me suis des centaines de fois indigné, apitoyé, révolté, émerveillé, découragé, enthousiasmé au gré d’une actualité qui effaçait souvent le lendemain les émotions de la veille. Je savais trouver les mots pour chaque situation. Je n’étais pas un tricheur, un comédien. Je ne faisais pas semblant. Ce que j’écrivais, je le ressentais. Il ne pouvait en être autrement. Et s’il en était autrement, comme c’est arrivé quelquefois sans doute, cela sonnait faux.
Les événements, quand ils surgissent, frappent comme des claques. L’instant d’avant, on discutait, réfléchissait, chantonnait, s’ennuyait ou je ne sais quoi, et soudain quelque chose est là qui fait tout disparaître. Coup d’Etat au Chili, mort de Georges Brassens, assassinat de John Lennon, élection de François Mitterrand, accident de Coluche, chute du Mur de Berlin, Sarajevo, Rwanda, mort de Diana, attentats à New York, Le Pen au second tour, guerres du Golfe, un Noir à la Maison Blanche, Je suis Charlie : à chaque fois, qu’elle soit joie, tristesse ou indignation, c’est la même émotion qui vous étreint et guide votre plume. C’est votre métier, votre gagne-pain, mais vous n’êtes pas pour autant un euphorique, un pleureur ou un indigné professionnel. Vous êtes comme tout le monde, à cette différence près que cette émotion partagée par tous, vous devez la transformer en texte. Je crois, sans me vanter, que j’étais assez doué pour cela. Le choc produit par un événement important et inattendu a un effet direct sur la façon d’écrire. Plus tard viendra le moment des analyses à froid. Mais sur le coup, il s’agit d’exprimer à chaud ce que je ressens.
A première vue, ce n’est pas très compliqué puisque, après tout, je ressens toujours la même chose : de la tristesse ou de la joie et plus souvent de la tristesse que de la joie. Mais si je m’étais contenté d’écrire par exemple : « Georges Brassens est mort : c’est triste » ou « Le Mur de Berlin est tombé : c’est une bonne nouvelle », avouez, chers lecteurs, que vous y auriez vu, avec juste raison, une tromperie sur la marchandise.
Sur de tels événements, il convient de broder, de trouver les mots qui traduisent le plus justement possible ce qui me touche afin qu’en les lisant, vous sentiez qu’ils expriment ce qui vous touche aussi. Ces mots, lorsque j’étais devant ma feuille blanche, ils ne me venaient pas facilement. Ils ne m’étaient pas dictés par une de ces voies impénétrables sur lesquelles certains écrivains prétendent être connectés. Je n’ai malheureusement pas cette chance-là. Pourtant, dans l’urgence qu’impose le journal, il fallait bien qu’ils arrivent, et, peu importe comment, ils finissaient par arriver. Vous avez trouvé les mots qu’il fallait, me disait-on le lendemain. Cela m’a toujours étonné.
Cette fois, je ne les ai pas trouvés. J’aurais pu faire semblant. Après tout, les mots de circonstance, je les connais. Ce sont toujours les mêmes. Effroi, chagrin, barbarie, justice, résistance, démocratie, solidarité, vigilance, une bonne dizaine comme ceux-ci, parmi tant d’autres puisés dans le vocabulaire de l’humanisme, suffisent à faire un bon article. Et soudain, ces mots m’ont paru usés jusqu’à la corde, tant ils m’avaient servi des années durant et tant je les ai lus et entendus un peu partout ces jours derniers, ceux-là et d’autres aussi, hélas, mots charognards qui expriment la haine, le racisme, l’extrémisme.
Si, comme il arrive parfois aux grands poètes, des mots tout neufs m’étaient venus, peut-être l’envie d’écrire et de les partager aurait-elle été la plus forte. Ne vous méprenez pas : je ne recherche pas l’originalité ni ne veut faire l’intéressant. J’ai eu sans doute cet orgueil-là jadis mais je crois en être guéri. Alors, j’ai essayé. Mais à quoi bon s’obstiner à répéter ce que tant d’autres disent, et certains, aussi bien ou beaucoup mieux que je ne l’aurais fait ? Oui, j’ai essayé et je n’ai pas trouvé les mots.
Bernard Revel