L'homme qui prenait la fête au sérieux
Journaliste à la rédaction de Carcassonne de l’Indépendant dans les années 70, je ne pouvais que croiser la route de l’anthropologue Daniel Fabre. Très jeune - il devait avoir 25 ans- il connut la renommée en publiant aux Presses universitaires de France, avec Jacques Lacroix, les deux volumes de « La tradition orale du conte occitan » (1973). En 1977, paraissait « La Fête en Languedoc », une somme sur le carnaval vivant, bellement illustrée par Charles Camberoque. Puis, dans le cadre de la collection Terre d’Aude que je dirigeais avec Daniel Delort de l’Atelier du Gué, il avait établi et préfacé pour nous une édition bilingue de "Cinq contes populaires du Pays de Sault", à partir des récits de Pierre Pous.
Il avait fondé en 1978 avec Jean Guilaine, le Centre d'Anthropologie des Sociétés Rurales devenu Centre d'Anthropologie de Toulouse. En 1989 il fut nommé directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, chaire d'Anthropologie de l'Europe. Depuis 1999, il enseignait l'anthropologie des religions à l'Université de Rome Tor Vergata.
Daniel Fabre est décédé le 23 janvier dernier, à l'âge de 69 ans, au sommet d’une carrière internationale et laissant une œuvre considérable. Il était toujours resté fidèle à ses attaches carcassonnaises.
Une puanteur insoutenable « entre vinaigre et vomi » a envahi la place qu’entourent des comportes pleines de lie de vin. La couleur violâtre malsaine de ce liquide épais macule les murs, les portes, les fenêtres aux volets clos. Des êtres qui ne semblent avoir rien d’humain peuplent cette vision de cauchemar : leur torse disproportionné les transforme en monstres qui, sous la croûte vineuse qui les recouvre de pied en cap, ont des regards diaboliques.
Les Pailhasses chassent l’homme et, plus volontiers, la femme. Qu’une jeune fille tombe entre leurs pattes repoussantes et c’est le carnage. « Les filles hurlent, hoquètent, à la limite de l’évanouissement, lorsque dix bras mâles les saisissent, lorsque les mains enduites de lie leur malaxent les seins, les fesses, le sexe, lorsque la boue vineuse bouche les yeux, les oreilles, coule dans la gorge ». En ce mercredi des Cendres, à Cournonterral dans l’Hérault, village qu’isole, pour la circonstance, un cordon de gendarmes, les hommes sauvages sont les maîtres, et un véritable chaos consenti même par les victimes, fais sauter les tabous. Avec les Pailhasses, la fête en Languedoc atteint un paroxysme qui la situe « par-delà le bien et le mal ». Riche et bien vivante, elle a de multiples visages qui, à Trèves, à Gignac, à Limoux, à Ladern et ailleurs expriment le même défoulement, la même tendance à renverser, pour un jour, l’ordre établi.
Ainsi commence un article que j’avais consacré en décembre 1977 à « La fête en Languedoc », livre que venaient de publier les éditions Privat. Son auteur, Daniel Fabre vivait à Carcassonne. Il n’avait que 30 ans mais ce maître-assistant de l’Université de Toulouse III avait déjà fait une entrée remarquée dans l’anthropologie en publiant avec Jacques Lacroix une importante somme en deux volumes sur « La tradition orale du conte occitan ».
A le voir à cette époque, à peine un peu plus âgé que moi, ce garçon solide me donnait l’impression d’être plus à l’aise dans une vigne que dans une bibliothèque. Intellectuel sans le jargon, universitaire sans les manières, il était, en effet, bien enraciné dans sa terre. Sa brillante carrière l’a hissé jusqu’au poste de directeur de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain. Mais il est toujours resté le garçon jovial, simple, amical que j’ai connu à Carcassonne, auteur de cette fête en Languedoc qu’il décrivait avec la fougue de celui qui la vivait de l’intérieur et la précision du chercheur. Pendant des années, il avait porté sur ces moments de folie le regard d’un ethnologue qui serait à la fois témoin et acteur, distant et impliqué, tandis que son complice Charles Camberoque réalisait les impressionnantes photographies qui illustrent le livre.
Voilà pourquoi aujourd’hui encore, 38 ans plus tard, leur fête en Languedoc reste si vivante. Elle parle toujours au présent. « Ce qui nous a incités à mettre noir sur blanc le fruit de nos recherches, m’expliquait alors Daniel Fabre, c’est le regret des urbains sur la fête soi-disant perdue. Nous avons voulu dire que la fête existe toujours, qu’elle vit encore de manière formidable dans les petites villes et les villages. N’en déplaise aux gens qui en parlent sans la connaître et projettent sur elle leurs idées : la fête n’est pas morte ».
« La société saisie par la fête » trouve sa meilleure expression dans le carnaval. Populaire, collective, libre de tout interdit, ouverte à la démesure, se riant même des lois, la fête telle que l’a vécue et étudiée Daniel Fabre est une explosion, une révolte d’un jour, la revanche des petits et la condamnation des puissants. Elle exorcise le malheur, la pauvreté, la grisaille de la vie en s’inventant un coupable vers qui convergent toutes les accusations : sa majesté Carnaval. Au terme d’une journée où chacun se défonce, se libère, avale force nourriture et se saoule sans vergogne, Carnaval, immanquablement, sera jugé, condamné et brûlé, lui ou ses semblables : le Sarrazin de Gignac, le Petasson de Trèves ou le Pailhasse de Cournonterral.
« Le vrai carnaval, souligne Daniel Fabre, celui de la folie rituelle est, depuis des siècles, du côté du peuple de la rue ». La folie est son essence. C’est elle qui met « les corps en fête ». « Les fous de carnaval, écrit Daniel Fabre, sont pleins de vent, un courant d’air traverse sans arrêt leur tête et leur corps. Vers le haut, c’est par le cri, le rire, le chant, la musique des instruments à vent que le souffle vital se libère. Vers le bas c’est le pet qui triomphe ! » Cette « présence insinuante des souffles », Daniel Fabre l’explique par le vent marin qui, comme chacun sait, est « le vent des fous ».
La folie survit aux époques les plus grises. Elle déferle en février en divers lieux du Languedoc et du Roussillon : fêtes de l’Ours à Arles-sur-Tech, Prats-de-Mollo, Saint-Laurent-de-Cerdans, carnaval de Limoux, Pailhasses de Cournonterral. La vraie fête n’est pas morte. Le jeune homme que j’ai connu à Carcassonne quand il la ravivait par le souffle de son esprit, y est sans doute pour quelque chose et j’ai la folie de croire que, lui qui s’est éteint si tôt, revit un peu à travers elle.
Bernard Revel
(Photo ci-dessus : Daniel Fabre faisant la fête à Ladern dans les années 70 (Photo Charles Camberoque)