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Publié par Bernard Revel

Un jour, Claude Marti, grande voix de la renaissance occitane, enregistra une chanson en castillan. « Luis » raconte l’histoire d’une femme de l’Aragon qui, pour fuir la misère, persuade son mari d’aller vivre en France avec l’espoir de revenir plus tard construire une maison au pays. Mais ils ne reviendront jamais. Dans le dernier couplet, c’est leur petit-fils qui devient l’héritier de leur rêve.

Il y est revenu, Marti, en Aragon. Avec un compagnon de route en quête de ses propres fantômes, l’écrivain cévenol Jean-Pierre Chabrol. Ensemble, ils ont construit la maison promise, à leur manière, avec des mots aussi solides que des pierres. Ils lui ont donné un joli nom : « Les petites Espagnes ». C’est un roman (Grasset, 1984).

 

Chabrol et Marti racontent une histoire simple. Celle d’un coup de tête.

Drôle de types, Camilo et Elie. Il leur a suffi de quelques mots échangés dans la Calle Alta à Carcassonne pour avoir envie de partir sur le champ, sans rien dire à personne. Direction l’Aragon, « la porte à côté, trois, quatre heures de bagnole ».

L’aventure commence. Elle se déroule devant leurs yeux, mais surtout dans leur tête. Chacun a de bonnes raisons d’être du voyage. Prenez Camilo : « La quarantaine, un mètre quatre-vingt-deux, maigre, légèrement voûté, le nez aquilin, le poil noir et opiniâtre : quatre heures après le rasoir matinal, il exhibait déjà une couenne de forban ». Ne cherchez pas à reconnaître Claude Marti sous les traits de ce chevalier à la triste figure. Et pourtant, Camilo est le petit-fils de Luis et Antonia qui, jadis, avaient quitté Pallaruelo, quelque part en Aragon, pour trouver refuge dans la « petite Espagne », ce quartier de Carcassonne traversé par la Calle Alta, plus espagnol que nature. Aujourd’hui instituteur ou plutôt conseiller pédagogique, militant communiste en rupture de ban, Camilo a été happé dès sa plus tendre enfance par le tourbillon pittoresque et envahissant de la « petite Espagne », un monde à part construit comme un mille-feuilles par des vagues successives d’Espagnols chassés par la misère ou le franquisme.

L’Espagne, la vraie, celle qui commence de l’autre côté de la montagne, elle lui a été injectée à petites doses dans le cœur par les récits de ses grands-parents et des habitants de la Calle Alta vissés sur leurs chaises les soirs d’été devant la porte. Une Espagne mythique d’avant la guerre civile, transformée par les souvenirs des exilés, inquiétante et sensuelle, embellie par le visage d’une jeune fille appelée Nieves.

L’Espagne d’Elie le Cévenol porte aussi un nom de femme : Pilar, la Pilarine. « La soixantaine, un mètre cinquante-neuf, vaste poitrine et ventre plat, chauve, le nez rond et une grosse moustache poivre et sel aux pointes recourbées en clé de sol », tel est Elie, instituteur retraité, paillard et sans vergogne, jaloux de son indépendance. Il veut retrouver la Pilarine des années de Résistance et l’inquiétant Taban, farouche Espagnol passé directement de la guerre civile au maquis des Cévennes et reparti en 1945 libérer l’Aragon.

Les voilà donc nos fringants aventuriers, Double-patte et Patachon des temps modernes, au volant d’une 504 pourrie, sur la route du passé. Pallaruelo n’est plus qu’un village fantôme mangé par les broussailles. Mais quel bonheur pour Camilo de retrouver les ruines de la maison familiale, la « casa Noguero» vivante à ses yeux de toutes les histoires que lui racontait la vieille Antonia ! Le passé n’est jamais tout à fait mort. Il survit dans les paysages et dans la mémoire de quelques habitants du coin porteurs des bribes d’un autrefois que reconnaît Camilo. Elie lui-même, moins sentimental, moins naïf que son jeune ami, s’attend sans trop se l’avouer, tant l’enthousiasme de Camilo est contagieux, à voir apparaître au détour d’un sentier la « gueule osseuse » de Taban, les cheveux noirs et le sourire aux dents écartées de la Pilarine.

Passé et présent finalement se confondent. Tout est dans la tête. Sous les crânes d’Elie et Camilo, ça gamberge dur. Chacun garde son jardin secret. Mais petit à petit, par la force des choses, car l’amitié c’est aussi comprendre les silences de l’autre, viennent les confidences. Le roman prend alors toute son ampleur et réserve quelques surprises.

Si ce livre contient une morale, c’est celle de la fraternité. Il rend aussi hommage, à sa façon, aux « petites Espagnes » qui ont fait souche de ce côté-ci des Pyrénées. Comme le carignan. « Un cépage originaire d’Aragon, de Cariñena, explique Camilo. Une vigne rude, qui s’accroche partout. Dans l’Aude, à Thézan par exemple, on fait un vin épatant avec le carignan. Tout dépend de la façon de le tailler… » A la fin du livre, Elie complète l’image : « La terre finit toujours par donner son goût à tout ce qu’on lui confie ». C’est ainsi que le carignan « n’a pas le même goût dans l’Aude et en Aragon. »

Mais n’empêche. Ce sont les mêmes racines.

Bernard Revel

 

Illustration : Jean-Pierre Chabrol et Claude Marti dédicacent leur roman au festival de cinéma Confrontation de Perpignan en 1984.

 

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