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Publié par Chantal Lévêque

« Florilège » par Annie Saumont
Editions Julliard, mai 2017

 

Sous prétexte que je suis douce et fine, un être délicieux, il ne veut pas m’apprendre. Enseigner, c’est donner. Il est égoïste et mesquin.

Quand je l’ai épousé, ma mère m’avait prévenue. Un plouc qui se prépare à tout diriger, à jouer au grand chef. En ce temps-là ma mère me tapait sur les nerfs. Ce qu’on projetait lui et moi elle ne cessait d’y trouver à redire. La complicité entre nous deux oh j’y croyais. Pour le meilleur et pour le pire. Nous serions unis à jamais dans nos entreprises.

Certes il accepte mon aide, même il la demande pour les questions de choix, de sélection, c’est un tueur qui ne tue pas par hasard. Je tiens les livres, je remplis les colonnes. Ça coule de source je suis douée pour les comptes. J’aimerais mieux voir le sang couler.

Si j’insiste il argumente, Les femmes se croient très fortes et au dernier moment elles craquent, elles s’évanouissent. Je proteste. Violemment. Il se fâche il crie, Va te faire pendre ailleurs. Je réponds que lui n’a rien à craindre, il ne vaut pas la corde pour le pendre. Avec dans ma rancœur un manque évident de logique j’ajoute, Vrai gibier de potence.

Rien ne change. Je reste l’humble assistance. Il refuse de me révéler l’endroit précis où enfoncer le couteau.

Il me cantonne dans le tri, le marquage. Des œufs garantis coque. Il ne veut pas m’apprendre à tuer les poulets.

C’est la plus courte et la plus savoureuse… Comment résister à l’envie de vous en offrir une, juste une seule. Pour faire naitre le désir de les découvrir toutes – 48 petits joyaux - dans ce Florilège d’Annie Saumont, disparue en début d’année. C’est grâce à l’admiration sans borne que lui voue Josyane Savigneau, écrivaine et journaliste au Monde des Livres, qu’apparait ce bel échantillon de nouvelles magnifiques, toujours surprenantes, éblouissantes d’inventivité.

Non seulement cette petite dame modeste - mais non moins croqueuse implacable de minuscules existences - réussit à jongler brillamment avec toutes les caractéristiques habituelles du genre (concision, nombre limité de personnages, sujet restreint, dénouement forçant la réinterprétation de l’histoire…) mais de plus elle explore un nombre impressionnant de nouvelles figures de styles et sait exploiter toutes les ressources de la langue… Elle surprend à chaque fois.

Ainsi la première « brève » de ce Florilège s’appuie, en 8 mini-chapitres, sur des en-têtes de chambres d’hôtel (son coût, un extrait du règlement) pour rendre les sentiments amoureux de son occupante. Les suivantes semblent avoir été sélectionnées pour balayer toutes les formes originales qu’elle a minutieusement mises ou point. Ainsi celle du monologue, d’un interrogatoire, ou d’un rapport de police froid et objectif, ou encore d’une série de SMS – ce qui a beaucoup fait glosé, mais la performance est à retenir… et peut-être à tester sur un public de jeunes lecteurs !

Elle fait feu de tout bois, Annie Saumont. Partir de la description d’un tableau, mettre au centre du récit une chaise en rotin, faire genre conte de fées avec un brin de poésie. A découvrir aussi ces statistiques du Français moyen, et hop ! c’est une photographie réelle de la société sous les commentaires cash et sans concession d’une ado des HLM. Une recette de cuisine fait également l’affaire, et tout ce qui lui passe par la tête à celle qui s’active aux fourneaux, tout en s’envoyant ponctuellement un coup de cognac pour supporter le quotidien. D’un seul trait les injonctions d’un metteur en scène de théâtre. Génial l’exercice de l’acrostiche sur MAISON que rédige une gamine à la demande de sa prof pour dire le malheur de son père : si juste dans le jeu, la forme, les sentiments induits par le choix des mots. C’est toujours un mélange parfaitement conjugué de forme, de construction, de rythme, de musique, de style, de langage approprié qui aboutit à des moments de lecture inoubliables.

La plus longue de ces histoires (7 pages !) débute par une phrase choc ! Une entame catastrophique. « En poussant la porte, j’ai vu papa pendu au plafond par les pieds ». Appréciez les allitérations ! Et le débit de mots qui suivra, en mode staccato, comme pour mieux dire encore l’émotion de ce gamin orphelin, qui découvre toutefois dans le train de petits moments de bonheur.

Quelquefois ces récits vous prennent aux tripes ! Ce sont des concentrés de vie, de minuscules études de mœurs menées tambour battant, drôles, vraies et émouvantes qui dénoncent avec subtilité l’injustice, qui racontent la misère, la maladie, le manque, la haine, le crime, la cruauté, l’inceste, les perfidies, le handicap, les obsessions, les secrets de famille, le chômage, les méfaits de l’alcool, la vieillesse, l’abandon, la différence. « Un soir à la maison », c’est magnifique ! « Allah est grand », splendide dans toutes ses facettes quand on y côtoie Farida, cette femme de ménage qui ne sait plus « sur quel pays danser » ! Des narrations sous tous les points de vue possibles et imaginables, et quelquefois à double sens. Cela va droit au cœur. Il y a du malheur, souvent… mais on le sait bien, les gens heureux n’ont pas d’histoire. Et c’est de tous âges, de tous les milieux, rural ou urbain, toujours contemporain - la critique sociétale affleurant toujours délicatement sur les bords.

La note d’humour n’est pas absente, loin de là… et la langue familière, le style enlevé et brut de décoffrage la rend d’autant plus corrosive. Ainsi cette « french love story » entre un homosexuel anglais et un frog qui le prend en auto-stop. La barrière de la langue fournira tous les ingrédients pour alimenter toutes sortes de péripéties drolatiques. Ou encore cette scène d’une vie conjugale au long cours – ô combien juste et impitoyable – que la chute fera sourire. Jaune, mais sourire quand même.

L’érotisme aussi trouvera sa place parmi cet éventail de nouvelles. Merveilleuse « scène de fin d’après-midi par un jour pluvieux en avril » : juste des mots simples, denses, pas vulgaires pour un sou, sensuellement féminins et poétiques. « Et moi… Folie… Ton dans ma… Ta merveille et mon orgueil… Toi éclaté en millions de soleils. Moi poussière infinie d’étoiles ».

Quelle brochette de tranches de vies ! A chaque fois, c’est tout un univers qui se dévoile par le juste emploi des mots. Avec des sonorités précises taillées au scalpel, à tel point que des comédiens qui s’y sont essayés n’en sont pas revenus de l’accueil du public fait à ces lectures.

Parce que présentées dans l’ordre chronologique de leur publication – de 1993 à 2013, ces fictions brèves donnent également une idée de la progression des styles de l’auteure. Avec le temps, elle affiche des prises de risques osées dans la sophistication et s’affirme dans une liberté littéraire époustouflante… jusqu’à friser l’hermétisme. Des styles parce que chaque nouvelle ou presque en décline un particulier. Comme si jamais elle n’avait réussi à trouver le sien au long cours, pour un roman… alors elle en aurait tenté mille et sa puissance créatrice a fait le reste. En beauté ! Plus de 300 récits en trente recueils ont vu le jour sous sa plume, avec la reconnaissance du Prix Goncourt de la nouvelle en 1981. Aller ainsi aussi loin dans la recherche de la forme brève en littérature ne peut qu’inspirer des aspirants-écrivains : chaque atelier d’écriture aurait tout avantage à s’appuyer sur sa créativité débordante et sa faculté d’imagination exceptionnelle. D’autres avant elle se sont singularisés dans cet art particulier : Raymond Carver, Sylvia Plath, Tolstoï, Richard Ford, Tchekov, Hemingway, pour les meilleurs au-delà de nos frontières – et Ambaï et Yôko Ogawa à découvrir dans ce blog, Maupassant et Marcel Aymé pour nos classiques, et la brésilienne Clarice Lispector dont l’œuvre vient de sortir. A leur exemple, c’est une experte en subterfuges littéraires. Chez elle, ce sera l’usage de répétitions lancinantes : « Bing Bong si on lance la balle contre le mur sans s’arrêter jamais… ça s’embrouille ça rebondit dans ma tête. Bing Bong ». Ebauche de phrases, ou coupées net dans la lancée. Mots isolés. Usage de l’impératif. Ellipses très singulières. Des virgules qui sautent, des dialogues noyés dans le texte sans le moindre tiret, de longs paragraphes où se chevauchent toutes les tirades avec oblitération définitive de la forme négative, des incises brutales qui désarçonnent quelquefois, des ruptures, des retournements qui obligent à l’attention constante… Ce n’est pas toujours de tout repos, il faut suivre, s’accrocher, parce que tant de liberté exige un effort. Vers la fin de son parcours, son écriture deviendra d’autant plus téméraire, perturbante. Ça s’enchevêtre, ça s’emberlificote et elle tord le cou à la ponctuation et à la syntaxe comme jamais. Elle n’en finit pas d’écrire comme on parle, comme on pense, en argot, en petit nègre, en mots d’enfant… Souvent le débit est rapide, lapidaire, comme les éclairs de la rumination intérieure.

« Je l’aimais pas je l’aimais pas. On m’a dit, Non tu peux plus changer d’avis. T’as la robe. T’as le trousseau. Et Tante Géraldine a commandé la chambre. Et puis ce serait déloyal, une honte pour ta famille. Pense à ton petit frère au collège. Pense à ta pauvre mère qui a déjà tant supporté. Manqué mourir à ta naissance. A ton père qui s’est mis en frais. Oui ton père est à l’aise mais c’est pas une raison. Pense à tous ceux et à toutes celles. Pense à

J’aurais dû sans doute penser aussi à moi. J’avais pas l’habitude. »

Et le rythme toujours en phase avec le sujet pour finir sur la pirouette finale, magistrale, dévastatrice et souvent cocasse ou insolite. Elle fait confiance au lecteur, Annie, elle aiguise sa curiosité. C’est un équilibre délicat, une prise de risque étudiée qui ose les raccourcis, les dérapages, l’esprit d’escalier. On n’est pas loin de la devinette. L’art du suspens dans toutes ses déclinaisons et c’est groggy, époustouflé qu’on se retrouve à la fin.

C’est par le biais de toute cette alchimie inventive que nous apparaît en transparence la psychologie des personnages. Tout est dit au travers de ces toiles littéraires qu’elle tisse brillamment par le flux de la narration et l’usage de toutes ces trouvailles syntaxiques, stylistiques…

L’artifice va toujours droit au cœur, avec humanité et tendresse et ce malgré – ou plutôt grâce à cette forme langagière sans filtre qui nous font toucher du doigt la substance même de ses personnages déglingués, saccagés, cabossés, molestés, fracassés par la vie. L’importance des petites choses de la vie, de ces tout petits détails qui disent l’essentiel, et les dilemmes de ces gens simples au cœur simple… voilà ce qui dessine le contour des êtres dont elle nous raconte l’existence. Avec une vérité, une authenticité, une sincérité évidente. Tout ce qui passe, qui rate, qui dérape, qui divague, qui bascule va aimanter Annie Saumont et elle y met cette sorte d’«ironie bienveillante », de « cruauté chaude, non destructrice » - pour reprendre les mots de certaines, qui font sa marque de fabrique.

La brièveté de ces petits papiers et surtout la surprise totale qu’ils provoquent font qu’il est difficile d’en freiner sa lecture. Entrer dans ce bouquet de nouvelles m’a fait l’effet d’ouvrir un paquet de bonbons. Sans jamais savoir d’avance ce que l’on va y trouver, on défait la papillote – et parfois c’est long tant c’est bien plié, bien enveloppé, on enfourne la friandise dans la bouche… humm ! et à peine déglutie, l’envie folle vous prend de vous jeter sur la suivante. Et c’est jamais pareil. Pomme, groseille, citron vert… elles ont toutes un goût différent. C’est ainsi que tout le paquet-livre se laisse dévorer à vitesse sidérante. Sans indigestion ! Sachant aussi que, du fait de leur concision, elles ont l’avantage de pouvoir remplir ces petits moments disponibles - ceux qui, par les temps qui courent, se rétrécissent de plus en plus - sans crainte d’avoir perdu le fil. Si toutefois la gourmandise ne vous rattrape pas…

Chantal Lévêque

Née en 1927, Annie Saumont est l’auteur de nombreux recueils de nouvelles, dont « Quelquefois dans les cérémonies », Prix Goncourt de la nouvelle 1981. Elle a également obtenu le grand prix SGDL de la Nouvelle pour « Je suis pas un camion » en 1989, le Prix Renaissance de la Nouvelle pour « Les Voilà quel bonheur » en 1993, le prix de la Nouvelle de l’Académie française en 2003 pour « Un soir à la maison ». Elle est décédée le 31 janvier 2017.

Le conseil général du Loiret et l'association “Tu connais la nouvelle ?” ont créé en 2017 le prix Annie Saumont qui couronne un recueil de nouvelles paru dans l'année.

 

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