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Publié par Bernard Revel

Quatre-vingts ans ont passé. Est-ce que cela importe ? Un beau jour de 1938, un petit éditeur parisien reçoit un manuscrit rédigé à l’encre verte « d’une écriture fine, serrée, élégante ». Il le lit avec l’avidité d’un chercheur d’or. « Il m’avait suffi d’en déchiffrer deux pages pour n’avoir plus envie de le refermer. Dès la vingtième, j’étais sûr qu’il s’agissait de l’œuvre d’un écrivain ». C’est ainsi que José Corti raconte, dans ses « Souvenirs désordonnés », livre publié en 1983, le premier contact qu’il eut avec Julien Gracq. Il avait sous les yeux « Au château d’Argol », un roman qui inaugura une longue collaboration que seule la mort interrompra.

Qui se souvient de José Corti ? Ce nom au bas de couvertures blanches qu’orne une rose des sables avec la mention « Rien de commun », a-t-il encore un sens aujourd’hui ? Écrits en tout petits caractères, les trois mots de la devise résument à la perfection une « ligne éditoriale », comme on dit aujourd’hui dans le jargon littéraire, qui a toujours suivi les chemins de crête. Relire ces souvenirs au temps où la flagornerie et la vacherie tiennent lieu de critique littéraire sur des écrans qui n’ont pas de petit que la dimension, nous replonge dans un autre univers, au début du vingtième siècle, quand tout ce que l’art et la littérature avaient de plus neuf et de plus durable, naissait dans deux ou trois arrondissements de Paris. José Corti n’était pas un artiste. Il savait qu’il n’avait pas l’étoffe d’un grand écrivain. C’est pourquoi il a choisi de « servir ».

Provençal aux lointaines origines corses, le jeune homme rêvait d’écrire. Il avait même envoyé l’une de ses œuvres à Mistral qui s’était empressé, dans une longue lettre, de le complimenter. Mais il avait déjà cette qualité qui lui fut si précieuse plus tard : la clairvoyance. Il perdit donc très vite ses illusions. « Je me suis voué aux livres des autres », écrit-il, ajoutant un peu plus loin : « Mon nom s’inscrit sur la couverture des livres, comme je le rêvais autrefois, mes vœux sont exaucés. Sans doute règne-t-il en pied au lieu de trôner en tête et la différence est-elle grande. J’en conviens. Qu’on m’accorde, en revanche, et c’est ce qui compte, que les livres sont toujours bons ».

On ne peut nier l’évidence. En 1926, certes, le mouvement surréaliste est déjà connu : Breton, Aragon, Éluard, Ernst et bien d’autres tiennent depuis longtemps le haut du pavé. Ils le doivent plus aux scandales qu’ils orchestrent qu’à leurs œuvres. Les éditeurs ne se bousculent pas encore au portillon. José Corti ouvre une librairie rue de Clichy. Elle devient au bout d’un an « le fief du surréalisme, son bastion avancé ou plutôt sa place forte ».Il crée les Éditions surréalistes et publie des revues devenues historiques : La Révolution Surréaliste, le Surréalisme au service de la Révolution, la Revue du cinéma. Son catalogue comptera très vite des œuvres d’André Breton, Paul Éluard, René Char, Benjamin Péret, René Crevel. « Je n’ai rien découvert, dit-il en toute modestie, j’ai servi ». 

Encore fallait-il avoir le flair de se lancer dans l’aventure. José Corti n’en a tiré ni richesse ni gloire, contrairement à quelques écrivains qui fréquentaient sa librairie. Mais il lui reste l’exceptionnel privilège d’avoir été au cœur de ce grand mouvement et de lui avoir donné l’impulsion décisive. S’il en a quelque fierté, il n’en reste pas moins lucide et, pour l’avoir côtoyée, ne se laisse pas leurrer par les signes trompeurs de la célébrité.

José Corti est un homme qui a su « reconnaître » d’autres hommes dont bon nombre font partie aujourd’hui de la grande littérature. Ce n’est pas un hasard. Pour leur éditeur, ils étaient surtout des amis. Il les jugeait avec la même exigence qu’il mettait à choisir leurs écrits. C’est pourquoi sa plume peut être cruelle ou, à tout le moins, sévère. S’il sait pardonner, José Corti n’oublie pas. Il a été trop souvent déçu par des êtres sur qui il comptait, parfois dans des circonstances dramatiques, pour gommer, à l’heure des souvenirs, ses blessures. Peu lui importe de souligner les travers d’un Aragon, d’un Dali, d’un Léautaud : il ne les a jamais aimés. Mais comme il lui est douloureux de faire revivre telle rupture avec Éluard, tel éloignement de Bachelard. L’amitié était alors en jeu et elle finissait trop mal. Si certains souvenirs se teintent d’amertume, d’autres l’emplissent de tristesse : le suicide de Crevel, la mort de Cocteau. 

Mais José Corti a connu aussi de grandes joies. Et tout d’abord, celle d’avoir découvert Julien Gracq. Une amitié qui trouva sa meilleure expression en 1951 lorsque l’auteur du « Rivage des Syrtes » refusa le prix Goncourt, suprême manifestation d’une « littérature à l’estomac » qu’il exécrait. 

« Quelle aventure ! » s’exclamait encore Corti bien des années après le scandale. Au diable les tempêtes médiatiques ! L’amitié entre les deux hommes en a été renforcée, de la même manière qu’a subsisté jusqu’au bout celle qui unit l’éditeur à René Char. Et c’est miraculeux, quand on pense au monde mercantile qu’est devenu le milieu littéraire, de se dire que « deux des plus grands écrivains de notre époque » ont voué au petit éditeur de la rue de Médicis une indéfectible fidélité.

Décédé en 1984, un an après la parution de ses souvenirs, José Corti a atteint, hors des sentiers battus, des sommets littéraires. Telle reste la trace profonde d’une vie assombrie depuis ce jour de 1944 où sa femme et lui apprirent que leur fils unique était mort dans un camp de concentration. Une blessure inguérissable, confie-t-il, que même la foi, tardivement révélée, ne put refermer. 

Bernard Revel 

 

 

 

Photo ci-dessus : Julien Gracq  annonçant en 1951 qu'il refuse le prix Goncourt. Dans ses Souvenirs désordonnés, livre réédité en poche 10/18, José Corti écrit, à propos du Rivage des Syrtes  :

« Il s’est vendu, mais il fait mentir les statistiques ; son chiffre de tirage reste en deçà de ce que peut rendre un roman médiocre qui s’adresse au public Goncourt ».

 

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