Le voyage à l'envers de Pierre Assouline

Prix 2018 des Vendanges littéraires
Retour à Séfarad »
Editions Gallimard, 426 pages
Avec l’âge, on revient aux racines ! Dans le monde des écrivains rares sont ceux qui n’ont fait ce voyage… et dans toute sa splendeur pour certains. Pensez au paradis perdu de Marcel Proust ! Il y en a pour qui c’est une nécessité, pour d’autres cela va bien au-delà. A l’exemple de Pierre Assouline. Pour lui, c’est la revendication d’une identité, un combat pour la reconnaissance des injustices faites à ses pairs (et pères), une revanche sur un passé ignoble. Descendant de juifs expulsés d’Espagne en l’an 1492 (on les appelle les séfarades), il est né à Casablanca et a rejoint Paris pour y faire des études et s’y installer. Quand il apprend que sa Majesté Felipe VI, roi d’Espagne, leur propose à tous de revenir au pays en leur offrant un passeport espagnol, comment résister ? Sur la trace de ses ancêtres, auxquels on avait proposé 500 ans en arrière « la valise, le cercueil ou le Christ », il fait le voyage à l’envers et les démarches nécessaires à Paris et Madrid pour obtenir le document réparateur. Chez lui, « nul désir de devenir un Espagnol administratif animé par la raison nationale. Plutôt le romantisme du retour à la terre d’avant, la terre natale… ». Juste une motivation d’ordre symbolique et sentimentale : ainsi c’est dit ! Mais sait-on jamais ? Comme lui écrit une amie, se trouvant dans la même situation : « Les Juifs ont intérêt à avoir plusieurs passeports. On ne sait jamais ce que le sort nous réserve ». Gageons que ce ne soit que de l’humour.

Ce sera donc le début d’un long périple, chaque étape l’amenant à prendre conscience de territoires inconnus, en soi et au-dehors. Près de 500 pages (autant que d’années d’exil) pour dire ses innombrables escapades dans la péninsule ibérique faites de recherches, de rencontres, de conversations - tous milieux confondus. Une quête archéologique, politique, sociologique, historique, linguistique et familiale, parsemée aussi de mille et un petits riens, tous en lien avec sa judéité et où transparaissent ses humeurs versatiles, ses joies et ses colères, ses impatiences et ses révoltes… En toute sincérité, générosité et humour. En finesse, l’humour, comme cette rencontre avec le responsable de l’Etat-Civil au Consulat qu’il ne peut s’empêcher d’appeler Adolfo alors qu’Alfonso est son prénom.
Autant dire d’ores et déjà que ceux qui font partie de cette grande famille de tourmentés, d’expulsés, de déportés, de stigmatisés, d’ostracisés - encore maintenant et depuis la nuit des temps – trouveront amplement à se nourrir de cette lecture, de ce réquisitoire « déguisé » traitant de la fuite, de l’exil, de l’extermination et cela dans une narration cordiale, sans nulle acrimonie pour les bourreaux. Cela aurait pu être : les outrages furent à répétition et la peur persiste, du moins dans les esprits. « Notre mémoire précède notre naissance ».Quand donc en finiront-ils ? Cause ou conséquence du passé que ces coups d’aiguillon toujours d’actualité ? Boucs émissaires transgénérationnels ? Voilà de quoi faire les choux gras des psychogénéalogistes…
Quant à tous les autres lecteurs, « oisifs, inoccupés mais si bienveillants »comme il aime à les nommer (mais alors, cela signifierait-il que nous n’avons rien de mieux à faire qu’à le lire ? et espère-t-il notre bienveillance à ce point tant il craint de nous barber ?), à ceux que cette longue et douloureuse épopée ne concerne pas directement (mais à leur insu peut-être, ne serait-ce que par ouï-dire), hormis toutes sortes de précisions qui ont l’avantage de mettre les choses à plat et de chasser l’ignorance (de l’utilisation exacte du terme Holocauste et Shoah, de la confusion faite entre juif et israélien, de la différence entre Ashkénazes et Séfarades, de ce qu’il en est d’un antisémite et d’un antisioniste, de la problématique des conversos) : ce sont les chemins de traverse qui les retiendront. En long et en large, ces chemins sillonnent l’Espagne (Barcelone, Salamanque, Cordoue, Grenade, Séville, Alméria, Tolède, Las Palmas, Madrid…). En la compagnie de l’auteur, munis de son regard acéré de littérateur consacré, de son bagage de culture (avec lequel nous nous garderons de rivaliser tant il nous paraît incommensurable), nous visitons l’Histoire. Liée intrinsèquement au catholicisme, construite à partir d’expulsions et tout spécialement centrée sur les exactions faites au peuple juif.
C’est une plaie toujours ouverte décrite ici, avec, sans réserve, caricatures et clichés dûment assumés. Il épingle les stéréotypes, façon Woody Allen ou Groucho Marx. Mention spéciale aux intellectuels et aux écrivains, et il n’oublie personne. Ses amis Javier Cercas, Mathias Enard… et surtout Miguel de Unamuno qui le subjugue littéralement : « Vous vaincrez, mais vous ne convaincrez personne ». Cette phrase comme une bannière sous laquelle il se place avec une jubilation évidente.

C’est une plaie toujours ouverte décrite ici, avec, sans réserve, caricatures et clichés dûment assumés. Il épingle les stéréotypes, façon Woody Allen ou Groucho Marx. Mention spéciale aux intellectuels et aux écrivains, et il n’oublie personne. Ses amis Javier Cercas, Mathias Enard… et surtout Miguel de Unamuno qui le subjugue littéralement : « Vous vaincrez, mais vous ne convaincrez personne ». Cette phrase comme une bannière sous laquelle il se place avec une jubilation évidente.
Et bien sûr Cervantès et son Don Quichotte, celui qui revient le plus souvent sous sa plume… « Son héros, son grand homme, son guide et son parrain ». Rien de moins. Il le suit comme une ombre, à marcher sur ses traces et à lui emprunter son ironie, sa distance et sa liberté. Ses moulins à vent à lui, Pierre Assouline, ce sont les administrateurs, si nonchalants, si peu pressés de lui délivrer son passeport et il s’en va guerroyer contre les préjugés, l’ignorance, les poncifs dont sont victimes les Hispano-juifs. Ses coups de lance, gentils mais costauds, il en revendique la filiation. Quand il s’agit de la gestion politique du pays, il déborde du cadre : le passé et l’avenir s’entremêlent, le poids du franquisme comme un boulet à traîner pour le peuple… à présent déchiré en deux. « Il est vrai que les deux Espagne n’ont en commun que le refus du verdict des urnes. D’où les putschs et les guerres civiles. Leur spectre hante l’inconscient de ce peuple… Une partie du pays ne veut pas partager l’idée de nation avec l’autre… Il est permis, voire recommandé, de se dire nationaliste basque ou catalan, mais très mal de s’affirmer nationaliste espagnol, au risque de passer pour españolista, synonyme de « fasciste ». La prise à partie n’est pas loin.
Le pérégrin (le nom qu’il se donne) se délecte d’observer les gens parler, si exubérants, si bruyants, si loin de ses manières à lui : « La vocifération leur est tellement naturelle qu’ils réussissent à s’interpeller, se héler même lorsqu’ils discutent nez à nez... Ce n’est pas seulement qu’ils parlent fort : le ton monte très vite et ce n’est pas qu’une question de machisme ambiant car les femmes ne sont pas en reste. Elles aussi roulent des mécaniques avec la voix. Je gueule donc je suis. Alors ce ne sont plus que cris et tremblements. Aldomovarissime ! »
Il y a tant à glaner dans ces pages : des films, de la musique (« Jeux interdits », sa madeleine à lui), de l’art avec Goya (mi-peintre mi-canari dans son esprit), et « les turtélias », « la cocida » … De petites anecdotes, des historiettes venues à point nommé, quelques blagues pas trop folichonnes par contre, des analogies, des métaphores… Le menu fretin d’un condottiere en ballade, en quelque sorte… Et des citations. Toute une collection ! Une véritable mine à découvrir. Il s’en explique d’ailleurs, à défaut de s’en excuser. Une déformation professionnelle, semble-t-il. Le temps semble bien au recyclage !
C’est ainsi que l’on se laisse porter par sa prose décontractée et désinvolte, dans ce patchwork littéraire aux transitions tromboscopiques, aux pièces rapportées de tous bords. C’est une forme de narration dont il a déjà usé dans « Les vies de Job » avec le même éclectisme, la même richesse de références, sans parler de la limpidité d’une écriture irréprochable. Sans vraiment de style à proprement parler.

Il alterne l’anecdotique et le profond. Sans gêne et sans le savoir peut-être, il emprunte à ses « multiplissimes » lectures. Il évite ainsi avec élégance de plomber le récit avec cette malédiction des juifs, leurs errances, la menace de leur disparition qu’entraîna l’Inquisition et tout ce qu’elle induira, en ces temps obscurs, de victimisation et d’angoisse existentielle ancrées à présent, et profondément, dans les âmes. Des âmes, des hommes, forts de leur souffrance, de leur puissance à assumer l’atavisme - avec cette légère ironie, cet humour que l’on reconnaît bien ici comme la politesse du désespoir. Ils ont forgé en eux cette capacité de résilience dont l’auteur de ces lignes nous fait l’heureuse et riche démonstration.
A force de tourner autour dans ses multiples ouvrages précédents, voilà qu’il est tombé dedans. Franchement. Il est dans le questionnement de son identité multiple, ambivalente, dans la résolution de cette inquiétude laissée en héritage. Il l’écrit : « Ce que je trouve m’apprend ce que je cherche. Il faudra donc aller au bout pour le savoir enfin. Tous mes livres sont fait de cette inquiétude. Vous pouvez me secouer sans crainte : si j’ai longtemps été plein de larmes, je suis désormais plein de fantômes, c’est plus commode à vivre car beaucoup me visitent le sourire aux lèvres et une lueur d’allégresse dans la prunelle ».
« Ne plus avoir le passé pour horizon, on peut se retrouver chez le psy pour moins que ça. J’ai préféré aller chez les Espagnols. Juste pour mieux les connaître avant d’entrer dans le cercle. Il faudrait pouvoir aimer les gens non pour leurs qualités mais malgré leurs défauts(« s’appuyer sur leurs défauts pour accepter leurs qualités » pourrait-on dire aussi) - J’ai cru qu’en me retournant à seule fin de ne pas me perdre de vue, le souci de ma vie ne serait pas réduit à ma seule survie, et qu’après cela, elle puiserait ses raisons d’agir non dans la peur, non dans l’intérêt, mais dans le sentiment que de plus hautes valeurs existent. On peut tricher y compris avec soi-même mais ça ne fait jamais longtemps illusion. Un jour vient où la vie se venge. Il faudrait avoir la force de regarder la sienne bien en face, la reconnaître pour ce qu’elle est puis la mettre derrière soi ». Il a voulu « aller dans la chair du réel pour dissiper son nuage d’inconnaissance ».
C’était donc bien le psy ou ce voyage-là !

De ces mots gravés sur le papier peut-on parler d’écriture thérapeutique ? Ce « Retour à Séfarad » semble bien en être une mise en acte. Ce « je » qui parle paraît d’une telle vérité qu’on se demande ce qu’il a à faire dans un roman. C’est toujours la même chose ! Peut-être s’agit-il, dans ces temps présents, perturbés et perturbants, comme une protection, un mur qu’on érige contre les polémiques éventuelles. Et il y en eu, et des « pas piqués des hannetons », sur son blog ! Ou alors s’agit-il là juste d’une accréditation pour quelques transgressions du réel, quelques petites broderies imaginaires, quelques travestissements de lieux, de noms, de moments… Une frilosité d’artiste ! Cela semble pourtant délibéré de sa part. N’écrit-il pas au début du récit : « Hors de question de déballer mon moi dans un délire d’autofiction mâtiné d’exofiction… Qui expose s’expose, c’est le risque, surtout pour qui prétend sortir l’autobiographie de l’espace des vanités. » ? Pour la forme, il y a roman, mais pour le fond il y a tant de sincérité qui transpire qu’il est difficile de croire à une pure invention. Tout particulièrement dans le chapitre 44 traitant « De la peine, du chagrin et de la souffrance que l’Espagne m’infligea ».Le plus émouvant des passages pour dire à quel point ce retour à Séfarad lui coûta. Alors : du lard ou du cochon ? Ceci pour le taquiner un peu, lui qui a horreur du cochon ! La prochaine fois, peut-être, il tranchera ! Mais tout de même, il est peut-être venu le temps pour nos Académiciens de se pencher sur les définitions de ces formes nouvelles qui apparaissent. Voilà de quoi occuper leurs sièges avec utilité. Pour un lecteur, savoir de quoi il retourne lorsqu’on aborde la couverture d’un livre devrait être d’une clarté évidente. Sachant qu’alors, on serait peut-être très surpris de découvrir que les romans ne représentent somme toute qu’une part infime de la littérature, tant la veine de l’imagination se tarit en ce monde.
Pour persévérer dans la polémique, si l’on se fie à la substance de cette… autofiction romancée, on a vu que le présent l’inspire autant que le passé. Si les thèmes qu’aborde l’écrivain sont de l’ordre de l’identité, de l’errance, de l’exil, de la transformation, pointent également ceux de la nécessité de l’oubli. Bien sûr que des exilés, des chassés, des réfugiés, des migrants sont toujours là dans nos rues, « écrasés par une réalité qui les dépasse ». Si ce n’est plus pour les mêmes raisons qu’en 1492 « à enfreindre la loi divine pour sauver sa peau » (et encore ! c’est à débattre), ils sont tout autant délaissés quand ce n’est pas conspués par certains. Combien de temps leur faudra-t-il à eux pour se réparer, pour oublier ?

Renoncer un jour à régler ses comptes, voilà une bienheureuse voie vers la pacification selon l’auteur. « Peut-être que si nos sociétés consacraient à l’oubli du passé une part infime de l’énergie qu’elle déploie à se souvenir, nous nous en porterions mieux ». Ainsi donc, il faudrait gommer tout ce qui était le Mal. C’est dans l’air du temps : on gomme une cigarette sur une photo des années 60, on refuse de publier des pamphlets de Céline, on bannit le nom de Charles Maurras sur une liste de commémorations, on déboulonne des statues, on débaptise des noms de rues… quand ce n’est pas celui d’un village comme, dans ce livre, celui de Castrillo-Matajudios (Castrillo-Tue-les-Juifs). Mais là, c’est un peu plus compliqué, comme il nous le raconte. On reconnaît là son côté provocateur et son esprit de contradiction. Aimant soulever des lièvres sans pour autant les occire. Vouloir éliminer la part maléfique du passé, si cela peut atténuer des traumatismes, soulager la colère de certains (ainsi de la sienne), cela en éviterait-il vraiment la répétition ? Le devoir de mémoire n’a-t-il pas son utilité pour délivrer la connaissance, garder attention, inciter à la prudence ? C’est son ambivalence, à l’auteur, sa zone de doute, et toujours il assume : « Je n’espère pas rapporter des vérités, mais tout au plus des effets de la vérité ».Les effets de ses déambulations ont aussi quelque chose de flou, d’incertain. Pourrait-il vraiment vivre en Espagne ? Est-ce aussi simple de revenir sur ses terres un demi-millénaire plus tard ?
A plusieurs reprises, il faillit abandonner sa quête jusqu’à tomber sur un os qui le portera à s’encolèrer plus encore… Mais plus on avance, plus on apprend. Et qu’importe le but que l’on se donne, seul compte le chemin que l’on parcourt… et la façon de marcher ! Marcher encore, Monsieur Assouline… de ce pas. Sans vous essouffler. C’est tout le bien que l’on vous souhaite.
Chantal Lévêque