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Publié par Bernard Revel

Derrière la maison, il y avait une énorme montagne. Je ne voyais qu’elle par la fenêtre. Les coudes sur le rebord en bois, le menton dans les mains, je restais là à contempler ce sommet tout vert qui menait au ciel. Il est encore dans la lune, disaient les grandes personnes. Je me rêvais là-haut. Je me rêvais oiseau. Quelques années plus tard, la montagne avait bien rétréci. Tout juste méritait-elle le nom de colline. D’autres sommets l’ont remplacée. 

J’ai toujours vécu dans la plaine avec, à l’horizon, des montagnes. Hier Alaric, aujourd’hui Albères et Canigou, elles ne sont guère impressionnantes en vérité. Je les ai plusieurs fois escaladées, ici et au-delà, du Capcir à la Méditerranée et du Bugarach au mont Tauch. Elles m’ont épuisé, égaré, effrayé parfois sous l’orage. Et j’aimais ça. Je voudrais chanter la beauté des paysages s’offrant au détour d’un sentier, la transparence de l’air et le silence de l’immensité. Mais je ne saurais pas. La montagne est restée pour moi ce qu’en voyait l’enfant à la fenêtre. Un monde inaccessible, une sorte de rêve. Quand je la regarde, c’est comme si j’étais toujours dans la lune. Je crois qu’elle n’existe pas en réalité, que tout est dans ma tête.

Ce type barbu aux longs cheveux retenus par un bandeau, je l’ai rêvé sans aucun doute. Je le vois encore, minuscule au milieu d’un chaos désertique bleuté. Il marche. A plus de 8000 mètres d’altitude, il peut respirer sans masque. Il traverse les séracs, gravit les parois, affronte les tourbillons de neige, survit à une avalanche, résiste à la tempête. Soudain, un vent incroyable l’aspire et le pose au sommet du Lhotse. On peut me dire que tout cela est arrivé le 16 octobre 1986, que, ce jour-là, Rheinhold Messner venait de gravir son quatorzième « 8000 » et qu’il était le seul être humain au monde à l’avoir fait, moi je sais que c’est un rêve, qu’un tel être ne peut exister. La montagne ne le permet pas. Oui, ces mots me font rêver : « De la chance, nous en avons tous besoin, car les montagnes sont infiniment plus grandes que nous. Nous, simples hommes, ne pourront jamais les vaincre. Lhagyelo, disent les Tibétains quand ils franchissent un col élevé ou une montagne. Je le dis moi aussi. Les dieux ont vaincu » (1).

Quand je suis dans la lune, c’est en réalité quelque part dans l’Himalaya que je me retrouve. Ce sont mes montagnes de papier où je n’irai jamais mais qui me font rêver depuis le jour lointain où j’ai lu Alexandra David-Néel découvrant le « formidable paysage » du pays de Po : « J’étais à la fois émerveillée, stupéfaite et terrifiée », écrit-elle, et je l’étais aussi. Un jour, Alexandra s’assoit dans une clairière et s’abandonne, « les yeux clos », à la méditation. Elle entend des pas de « chat pesant ».Elle ouvre les yeux et voit à vingt mètres « un corps long au pelage strié de noir ». Elle pense d’abord à un zèbre. Il n’y a pas de zèbre au Népal. C’est un tigre. L’émotion passée, elle réalise qu’elle ne peut rien contre lui. « Et puisque je le sais, je me dis qu’il convient aussi de laisser ce tigre pensif à ses méditations et de reprendre les miennes. Ce n’est qu’un tout petit effort. J’ai fermé les yeux de nouveau… après tout, tout n’est que rêve… J’ai oublié le tigre et la jungle et moi-même ». Plus tard, lorsque « je sors de mes pensées, l’idée du tigre me revient… » Elle regarde. Il n’est plus là (2).

Je ne suis pas de taille à affronter de tels himalayas. Ils m’attendent toujours. Ils m’attendront longtemps. Si petit je me sens quand ils peuplent mes rêves que je pourrais éprouver, moi aussi, cette impression d’être regardé dont parle Ramuz : « Ils étaient regardés seulement depuis là-haut, par cette bande de ciel bleu ; il n’y a eu qu’elle, tous ces quinze jours, et elle a été toujours la même, ramenant sur ses bords, à chaque lever de soleil, un même bel arrangement de tours, de pointes, d’aiguilles, de dents ». Puis les nuages s’accumulent. « On se heurtait partout les yeux à ce plafond, qui allait, posé à plat, de l’une à l’autre des parois, sans joints visibles, ni fissures, mis là comme pour toujours et niant le ciel véritable… Il lui a semblé alors entendre tout la montagne se mettre à rire » (3).

Le nez collé au carreau, je regardais la montagne. Je la regarde aujourd’hui, Canigou encore enneigé. Elle m’appelle. « C’est que la montagne a ses idées à elle, c’est que la montagne a ses volontés », écrit Ramuz. Elle m’appelle. Et moi, je n’y vais pas.

Bernard Revel

 

(1). Reinhold Messner, 1ervainqueur des 14 huit mille » (Denoël 1987)

(2). Alexandra David-Néel : « Voyage d’un Parisienne à Lhassa » (Presse Pocket) et « Journal de voyage 1904-1917 » (Plon).

(3). Charles-Ferdinand Ramuz : « La grande peur dans la montagne » (Livre de poche). 

 

La photo du bas représente Alexandra David-Néel (au milieu) à son arrivée à Lhassa en 1924, déguisée en mendiante tibétaine et "réduite à l'état de squelette". A sa droite son fidèle compagnon Yongden.

   

       

 

 

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