Mon goupil

Se peut-il qu’après tant d’années, ce qui, jadis, m’avait si profondément touché me parle encore ? J’ai ouvert l’autre jour ce livre en me le demandant. Je viens de le refermer. Rien n’a changé. Comme en 1969, l’émotion est là, la même angoisse aussi et la même tristesse. Pourtant, j’ai tellement changé, moi. Quand on n’a même pas vingt ans et qu’on n’a connu que des amours imaginaires, on est à point pour tomber dans les filets du « goupil ». Mais depuis, tant de choses sont arrivées ! J’ai toujours peur qu’enfouis sous l’écorce de plus en plus épaisse de la vie, les livres si remuants autrefois ne soient plus que de petits cadavres. Je reviens rarement sur mes lectures de jeunesse. Je laisse « L’attrape-cœurs », « L’oiseau bariolé » et « L’écume des jours » hors de portée de celui que je suis devenu. Surtout ne pas toucher à ça. Au souvenir de ça.
Avec « Le goupil », pourtant, j’ai pris ce risque. Et j’ai retrouvé les choses en l’état. Le figuier qui souffre, les visages de pierre, les deux bras noirs de l’araignée, les épines du vent qui engrillagent, elles me frappent toujours avec la même force ces images qui ancrent l’histoire dans un paysage tout en la nimbant d’angoisse et de solitude. Comme avant, les phrases brèves et enchaînées, sans aucun effet de style, m’emportent dans les errances d’une pensée qui cherche à survivre à la fin d’un amour.
La séduisante prof d’espagnol abandonnée au plus fort d’une passion dévorante par un amant en quête de nouveaux horizons, elle est de tous les temps et de tous les pays. Rien n’existait pour elle en dehors de leur amour et rien n’existe plus, désormais, que son absence douloureuse. Elle est devenue l’étrangère. Les lieux, les autres, leurs mots, leurs sentiments, plus rien n’existe. « Un caillou grandit en moi et durcit mes veines », dit-elle. Mais le sourire d’un élève, son regard, son impertinence ouvrent des brèches dans l’indifférence. Elle le rejette, bien sûr. C’est un gamin. Il a tout juste 18 ans. Elle regagne vite son antre d’araignée noire et solitaire. Mais elle revient tout aussi vite vers lui.
Autrefois, je lui en voulais de jouer ainsi avec l’amour du jeune homme, tantôt l’évitant, tantôt répondant à ses avances. Je souffrais avec lui et je fis mien son émoi le jour où, sur la plage, elle consentit enfin à se laisser embrasser. « Ce n’est plus le vent dur, porteur de sable, qui effleure mon visage, le dessine lentement, s’attarde à mes lèvres, y boit », disent les mots qu’elle ne prononce pas. Mais lui, il parle : « Jamais je n’ai été aussi heureux. »
Je le comprenais. Je m’imaginais sur cette plage des environs de Narbonne que je connaissais bien. Je regardais souvent le rabat de la jaquette du livre où une jeune femme en noir et blanc, assise dans une position sensuelle, comme l’était peut-être son personnage sur le sable, plongeait ses yeux dans les miens. C’était elle qui avait écrit ce roman. Simone Salgas racontait-elle une histoire qu’elle avait vécue ? J’en était persuadé. Elle était professeur elle aussi, et exerçait dans un collège de Sigean. Je tombais amoureux d’elle et je rêvais d’aller à sa rencontre. Mais il m’aurait fallu l’audace d’un Julien Sorel. Ou celle de ce jeune Daniel qui ose dire à sa prof : « Laissez-moi vous embrasser ». J’aurais voulu être lui. Je ne l’étais qu’en rêve.
Et je voyais d’un mauvais œil le retour de l’ancien amant qui tentait, avec des gestes de propriétaire, de la reconquérir. Elle, elle ne savait plus. Attirée par l’un et par l’autre, elle se sentait « tisseuse du plus grand malheur ». Pourtant, si elle est « ressortie » de ses « ruines », c’est grâce à Daniel. C’est lui qui la guérira. Elle l’appelle secrètement « mon goupil ». Mais comme elle résiste à ce bel amour ! Aujourd’hui, je la comprends. Sa passivité autrefois m’exaspérait. Mais vas-y, rejoins-le ce soir au pont des quarante loups, allez à la fête ensemble, ne lui pose plus de lapin ! Dis-lui que tu l’aimes. Vas-y, avant qu’il ne soit trop tard ! Mais elle, elle le regarde et écoute sa voix intérieure : « Je vais avoir trente ans, plus lourde que le ciel de cet après-midi ».
Il n’y a pas d’avenir pour cet amour-là. Le temps est son ennemi. Cela tombe comme une évidence dans ma lecture d’aujourd’hui. Quand on s’identifie au bel adolescent, on ne peut pas le croire. On pense que tout est possible puisqu’on s’aime. On est plein de certitudes et de toujours. Mais aujourd’hui, à la relecture, je vois bien que le jeune homme est une chimère. C’est dans sa tête à elle que je revis l’histoire. Je comprends ses doutes, ses interrogations, ses silences, ses peurs, sa lassitude et ses espoirs. Sa route est longue. Celle du jeune homme s’est arrêtée. Elle, elle continue. Elle sourit, elle parle aux autres. « Je dois aimer et vivre, pour lui et pour moi », dit-elle. Des mots d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Bernard Revel
* « Le Goupil » de Simone Salgas (Editions Julliard,1969). Simone Salgas qui vit à Narbonne, a notamment publié depuis ce premier roman : « La toupie », « L’heure bleue », « Lilou », « La laminaire », « L’hortensia », ainsi que des recueils de poésie, des nouvelles, des contes et plusieurs pièces de théâtre.