Trouvé chez Emmaüs

Editions Grasset, 1983
Rien ne vaut une visite à la librairie des Compagnons d’Emmaüs à Pollestres pour prendre conscience de la vanité de la littérature. Les best-sellers qui défrayèrent la chronique, les Goncourt, Renaudot et autres d’il y a à peine quatre ou cinq ans, et déjà oubliés, y dépérissent, ne trouvant même pas preneur pour quelques centimes d’euros. J’y cherche des livres rares et en trouve parfois, comme ce « Sacre de la putain » d’Henri-François Rey, écrivain à la mode dans les années soixante, surtout après le succès de son roman « Les Pianos mécaniques » qui fait de Cadaquès une sorte de Saint-Trop' catalan, et qui fut adapté au cinéma avec Mélina Mercouri. Vivant la plupart du temps dans le petit port de la Costa Brava, Henri-François Rey devint un proche du couple Dali-Gala. S’est-il inspiré de leurs vieux jours en écrivant en 1983 « Le Sacre de la putain » ? On ne peut s’empêcher d’y penser.

Ce roman décrit un monde clos, relent d’une aristocratie qui n’a plus rien d’autre à sauver que les apparences. Un monde gagné par la vieillesse et qui, dans un dernier sursaut, tente de repousser la mort. Chroniqueur décadent d’existences presque éteintes, nostalgiques de rêves qui nous semblent si lointains, Henri-François Rey utilise toutes les facettes de son style flamboyant pour nous attirer dans le labyrinthe de la Connétable. Ainsi est appelée Mme Witt de Bart, jadis courtisane issue du ruisseau qui parvint, par ses intrigues et son besoin de domination, à accéder à la richesse et au pouvoir. Aujourd’hui, elle n’est plus qu’un corps brisé par le grand âge, mais de son lit, elle règne toujours sur une vaste demeure qui ressemble déjà à un tombeau et sur quelques êtres qu’elle fascine et terrorise. Quelque part, dans une des nombreuses pièces, elle s’acharne à maintenir en vie son mari, plongé depuis des années dans le coma, et qu’elle surnomme Monseigneur Légume. C’est sans doute sa façon à elle de dominer la mort. Mais elle sait que le combat est perdu d’avance. Alors, elle cherche une autre manière de survivre. Elle croit la trouver en commandant à un jeune homme d’écrire sa vie, non pas réelle mais embellie, touchée par la grâce, sa vie rêvée en quelque sorte.
L’intrigue se résume à ce désir insensé d’une femme qui veut s’offrir un sacre à la mesure de son orgueil. Évidemment, tout va rater parce que la mort est la plus forte et que les êtres ne se laissent pas manipuler comme elle voudrait. C’est d’ailleurs la description des personnages gravitant autour de la Connétable qui rend ce livre captivant dès les premières pages.
Existe-t-il encore des Nicolas Tatakis, vieil écrivain oisif qui se fabrique un petit théâtre personnel en se plantant à sa fenêtre ouverte sur le jardin du Luxembourg ? Il sort d’un autre siècle, fossile d’aristocrate pour qui l’élégance est le bien suprême de la vie, comme il le confie lui-même : « J’ai acquis la certitude que la vieillesse, comme la jeunesse ou l’âge mûr, n’est pas un état, tout au plus une sensation hâtivement éprouvée, avec laquelle il convient de jouer avec élégance ». Éternel parasite, insolent et lucide, il n’a d’attachant que sa faiblesse dont il prend la mesure lorsque meurt la Connétable qu’il déteste parce qu’elle est son contraire, mais dont il dépend puisque sans elle il ressent ce qu’il craint le plus au monde : l’ennui.
Il ne l’épargne guère, pourtant, cette femme vulgaire à son goût parce qu’elle se bat. « Elle est avide, dit-il. Je déteste les gens avides. Ce sont des parvenus qui n’arrivent jamais à emplir leur estomac parce qu’un jour ils ont connu la faim et passent le reste de leur vie à accuser les autres de les avoir humiliés ».
Ils la haïssent tous, d’ailleurs : l’inquiétant Boris, ancien moine, ancien nazi devenu son serviteur, pour qui elle est un « dieu cruel, tassé, dissimulé, ratatiné dans son lit » ; l’étrange Fontanella, fillette philosophe qui erre dans les couloirs en souhaitant la mort du « monstre » ; la belle Alicia, sourde-muette dévouée qui a la consistance d’un fantôme ; Mme Willy, l’infirmière qui s’est appropriée Monseigneur Légume et le maquille comme un clown pour lui donner une caricature de vie.
Ils fondent tous leurs espoirs sur le jeune homme romantique qui réveille un peu cette maison de mort. Surtout la Connétable qui rêve de survivre en sainte. Mais le jeune homme sait qu’il est aussi ridicule de vouloir falsifier une vie qu’essayer de ressusciter un cadavre par le maquillage. Lui aussi, est sorti du ruisseau, il a souffert et veut réussir. Il se prend pour un Rimbaud qui serait parti sans avoir écrit « Les Illuminations ». Il traine de boites en cafés. Sa beauté lui donne l’apparence du messager qui apporte la vie. Tous les autres croient en cette image. Et c’est cette image de la jeunesse qui achève la vieille et désagrège l’univers poussiéreux qui l’entoure. « Vous êtes un monstre, je suis un monstre, la Connétable est un monstre, résume Nicolas Tatakis. Banale constatation, tous les êtres humains le sont, par leurs contradictions, leurs déchirements, la vision qu’ils ont d’eux-mêmes, cette maladie qui est la leur de se trahir ». Rien ne change après la mort de « la putain » puisque, dans une pièce de la maison désertée, Mme Willy continue à materner Monseigneur Légume.
Bernard Revel