Un libre éditeur de livres rares

Patrick Gifreu, éditions de la Merci, Perpignan
Prix Odette Coste 2018 des Vendanges Littéraires
Né en 1952 à Perpignan, Patrick Gifreu est l’auteur d’ouvrages (poésies et essais) écrits en catalan et en français : « L’E muet » (1983), « Autoplàstia del cargol tocat pel bolet » (« Autoplastie de l’escargot touché par le champignon », 1988), « Teoria de les ics » (« Théorie des x », 1991), «Dali, un manifeste ultralocal» (1997). Avant de devenir éditeur, il a traduit plusieurs textes de Raymond Lulle (notamment «Le livre des bêtes» en 2002) et exhumé et traduit en 1995 un ouvrage qui a eu un certain retentissement : « Le miroir du foutre », d’un auteur anonyme du XVe siècle, considéré comme le Kamasutra catalan.
En 2008, Patrick Gifreu crée les éditions de la Merci qui ont publié 24 livres en 10 ans.
Rencontre avec un rebelle discret, avant sa venue à Rivesaltes les 6 et 7 octobre.

Il est des êtres qui agissent sans beaucoup faire parler d’eux, qui travaillent avec acharnement sans tapage ni esbroufe. Patrick Gifreu est de ceux-là. Il y a pourtant longtemps qu’il fait partie du paysage littéraire de la Catalogne. Tant d’un côté que de l’autre des Pyrénées.
Poc à poc, doucement mais sûrement, il a tracé sa route en accumulant toutes sortes d’expériences enrichissantes qui l’ont mené jusqu’à la création de sa maison d’édition.
Dans sa jeunesse, il fut poète. Il l’est d’ailleurs toujours un peu. Il y a quelque chose dans son regard, parfois, qui nous le rappelle. Du côté de Barcelone, il publie plusieurs opus en catalan. Là-bas, il s’essaye à la littérature, aux commentaires, à l’analyse. Dans les colonnes du journal El Punt il aura sa chronique. Il fréquente les festivals, il y côtoie les poètes les plus en vue…

Jusqu’à sa rencontre avec l’immense Raymond Lulle, le fondateur de la langue et de la littérature catalane, le théologien, l’écrivain, le penseur, l’un des pères de la pensée européenne, selon lui. Ce grand érudit, et voyageur aussi, va lui communiquer le virus de la traduction, définitivement. Y a-t-il meilleur moyen d’entrer dans la pensée d’un écrivain que de traquer ses mots, de les circonscrire, d’en chercher l’exacte signification ? Ce bel humaniste sera celui qui inaugurera sa collection.

Mais bien avant, il y aura eu Dali et son Journal d’un génie adolescent, les errances poétiques dans Barcelone, la théorie des x…, et d’autres publications. Il sera aux premières loges pour l’inauguration du Musée d’Art Moderne de Céret, aux côtés de Tapiès, Fourquet, Julia, en tant qu’essayiste, critique d’art, commentateur. Il participera à des œuvres collectives.
La diversité de ses centres d’intérêt, son désir d’indépendance, son côté rebelle à tout formalisme, à toute obligation de résultats diligentée par autrui l’amèneront à se poser la question de la publication de ses traductions. Il manie tant et si bien les langues modernes, anciennes et médiévales (espagnol, catalan, occitan, latin) qu’il lui sera difficile de résister à l’appel de tous les contemporains de Raymond Lulle, auteurs illustres ou anonymes, qui ont laissé derrière eux quelques pépites, pour beaucoup encore inédites dans le domaine public.
Avec l’appui de quelques Perpignanais, il élabore avec le soin qui le caractérise cette collection originale, à vocation patrimoniale et à la structure historico-géographique bien précise (trois siècles sur la période médiévale et s’étendant aux régions de Majorque, de l’Aragon, de la Catalogne… jusqu’à Valence). Elle répondra strictement à ses goûts et ses envies. Et c’est un florilège de sujets qu’il abordera, via des documents d’époque. Cela va des songes, des proverbes ou des sermons à des recettes de cuisine, de beauté ou de vins médicinaux, en passant par la poésie, la théologie, quelques malicieuses paillardises, des traités de politique aussi, de philosophie, et des contes et des fables sans oublier quatre ouvrages dédiés à la littérature féminine médiévale.
Rien ne semble donc calculé dans sa trajectoire. C’est au hasard de ses rencontres, de ses recherches et en s’appuyant sur sa passion des langues, son talent de littérateur, sa sensibilité d’esthète, sa curiosité qui jamais ne se trouve assouvie qu’il en est là à présent : de toutes pièces il a créé sa maison d’édition et elle est toute à son image.

Claire et aisée dans sa présentation intérieure, toujours allant à l’essentiel pour ce qui est du contenu, les ouvrages se démarquent par leur aspect élégant et précieux. Comment ne pas apprécier le contact soyeux de ces légers recueils, son juste format, le grain de son papier ivoire, la couverture à la couleur terre - aux diverses nuances selon la lumière, le fin liseré rosé où vient s’enchâsser le titre et l’auteur de ces classiques méconnus ! Nulle mention n’est faite du traducteur. Tout en finesse aussi, le logo des Editions de la Merci : une petite cocote en papier, prête à filer droit vers le ciel, comme un clin d’œil, peut-être, au professeur rebelle.
Ce sont des écrins de papier à la fière allure dont on regretterait de se défaire, si d’aventure il le fallait. Ils sont d’une sobriété, d’une rigueur et d’une simplicité qui font écho à l’esthétisme catalan tel qu’on peut le découvrir dans les intérieurs, le mobilier, les jardins.

La bonne vingtaine de titres vient de s’enrichir d’un petit dernier tout à fait charmant : « La dispute de l’âne » d’Anselme Tourmède. Si quelquefois la traduction de ces anciens écrits est quelque peu ardue de par leur érudition datée ou la complexité de la pensée autrefois différemment contextualisée, il n’en est rien pour celui-ci. Il y a dans cette histoire de moine conversant avec un âne quant à la supériorité de l’homme vis-à-vis de l’animal tant de bon sens, d’humour et d’ironie… Sans parler de la portée réflexive qu’elle induit chez le lecteur, comme dans tous les textes choisis par Patrick Gifreu.
« Ce point prête à débat et celui-ci est mené tambour battant par frère Anselme, ex-moine prétentieux, et l’Âne, galeux et anoure, mais excellent débatteur.
L’animal porte aisément la critique de l’anthropocentrisme vers l’antihumanisme, au sens où l’humanisme donne toute la priorité à la domination de l’homme sur le monde. Mais il fait plus : il promeut un « droit biotique », indépendant de toute considération utilitaire, dont le posthumanisme du XXIe siècle se fera l’écho. »
Il y aurait tant à dire encore sur la genèse de cette maison d'édition, sur la signification de son nom « La Merci » (aux si nombreuses ramifications), sur les recherches de cet «archéologue des humanités» hors du commun, à la personnalité attachante du fait de son érudition, de sa simplicité et de sa tranquille humilité. Comme par capillarité, à force de fréquenter tous ces humanistes médiévaux, il est devenu l’un de leurs héritiers, tant par la profondeur de la pensée que par l’approche des hommes. Il a cette qualité rare à notre époque de mettre du sens dans tout ce qu’il entreprend, dans chaque petit détail, pour donner vie à des textes endormis. Et puis, bien sûr, il est l’un des rares à faire intelligemment le lien entre les deux Catalognes dans le monde des livres. En tant qu’auteur de traductions qu’il préface et annote personnellement et en tant qu’éditeur de ses propres travaux.
Longue vie à sa maison d’édition.
Et grand Merci à lui de nous éclairer de sa lanterne !
Chantal Lévêque