Le mur de livres

J'ai toujours en face de moi lorsque j'écris un mur de livres. De l'autre côté de ce mur, il y a le monde. Assis à ma table de travail, chasseur de mots à l'affût, j'ai besoin, pour qu'ils s'attrapent à ma feuille blanche, d'être coupé de la vie. Un chat qui miaule, une voix qui vagabonde, une radio qui gazouille, suffisent à embrouiller le fil de ma pensée. Mes livres sont mes garde-fous. Ils me ramènent à l'essentiel. Ou plutôt ils me promènent. Car en réalité, j’ignore toujours où je vais aller avec eux. Mais ils ne me laissent jamais tomber.
Les livres rangés dans une bibliothèque, on ne les voit que de dos, ce qui peut être perçu, selon l’humeur du moment, comme une volonté de cacher quelque chose ou une invitation à les suivre.
Mon regard vole d'un rayon à l'autre. Une vue d'ensemble fait penser à un patchwork. Et c'est bien cela, en vérité, cet assemblage de livres de toutes couleurs et d'inégales épaisseurs. Il y a un certain ordre cependant. En haut s'aligne l'armée compacte des livres de poche rangés comme des légions romaines. Eux seuls affichent une vague uniformité. Partout autour, si ordre il y a, il n'est pas déterminé par la forme mais par les genres et les auteurs.
Du reste, on peut se demander pourquoi il n'existerait pas un seul modèle standard de livres auquel tous les éditeurs se conformeraient. Ce serait beaucoup plus simple pour le rangement. C'est fou l'infinie variété de formes qu'on peut réaliser à partir des deux éléments de base que sont les pages et la couverture.
Bien sûr, les livres ne sont pas de simples objets. Ils sont des cerveaux de papier que ma bibliothèque rassemble. Elle recolle les morceaux de la connaissance et les met sous mon nez. J'aime cela. Je me demande bien pourquoi. La plupart de ces livres, je ne les ai pas lus. J'ai voulu les posséder. Je me dis que je les lirai un jour mais je sais qu'il me faudrait au moins une autre vie pour cela. Alors ils sont là, me tournant le dos, attendant un tour qui ne viendra peut-être jamais car, toujours, de nouveaux livres s'installent réduisant plus encore leurs maigres espoirs. Au fond, une cinquantaine de bouquins bien choisis suffiraient au temps qu'il me reste de vivre. Ainsi, n'ayant plus à papillonner, pourrais-je au contraire m'adonner au plaisir trop rare de la relecture. En serais-je satisfait pour autant ? J'en doute. Mon mur de livres, je crois, me manquerait.
Dans mon enfance, il n'y avait qu'un seul livre à la maison. Il était caché au-dessus d'une armoire. Sans doute avait-on peur que les enfants l'abîment. Dans mon souvenir, l'objet est impressionnant par sa taille. Sa reliure sombre lui donnait l'aspect d'un grimoire de magicien. Il sentait la poussière. C'était « Sans famille » d'Hector Malot. On nous l'avait sans doute prêté car, après quelques apparitions sur la table de la cuisine où, le soir, plusieurs lectures tournant vite court furent tentées par des grands, il disparut à jamais. Dans notre humble appartement meublé du strict minimum, un tel objet était incongru. Les livres viendraient beaucoup plus tard.
Ai-je longtemps souffert d'un manque ? Je me revois, collégien, planté devant les rayons de la librairie de ma petite ville, le cœur battant, regardant à gauche et à droite et, soudain, enfouissant un bouquin longtemps convoité sous mon pull. Je l'ai encore quelque part, ce livre volé de la collection Rouge et Or.
Aujourd'hui je suis là, face à mon mur de livres qui extériorise peut-être mon vide d’autrefois. A travers ce mur, je regarde le monde. Qu'en connaîtrais-je sans lui ? Il me manque encore le livre qui répondrait à cette question.
Bernard Revel

Texte extrait du « Journal de la pluie et du beau temps », recueil de chroniques publié en 2005 par les éditions du Trabucaire.