Je suis partie à Kiruna

« Kiruna » de Maylis de Kerangal
Editions La contre allée, 160 pages, 12 euros
C’est dans le cadre d’un programme intitulé « Mineurs d’un autre monde » que Maylis de Kerangal s'est envolée vers Kiruna, en Laponie suédoise. Elle a toujours été attirée par les profondeurs des mines et les contrées froides semblent avoir sa préférence. Déjà dans « Tangente vers l’Est » (1), elle racontait sa traversée de la Russie à bord du Transsibérien.

« J’ai voulu descendre dans la mine, passer la tête sous la surface de la mer afin d’entrer dans une autre réalité aussi déterminante et invisible que l’est l’intérieur du corps humain. J’ai voulu vivre cette expérience. J’ai voulu l’écrire : je suis partie à Kiruna. » Là se situe la plus grande mine de fer du monde : 8000 tonnes de minerai extrait et transformé par jour. 1 700 personnes y travaillant jour et nuit, 24h/24 et 365 jours/365, dont la moitié descendent à 1 365 mètres de profondeur. Au début, ce sont beaucoup de chiffres et de dates. L’Histoire et les histoires se mêlent dans un récit original… Dans la périphérie des écrits habituels.

« Périphéries », c’est d’ailleurs le nom de la collection de cette maison d’éditions, prénommée elle aussi tout aussi judicieusement « La Contre Allée ». Les chemins de traverse ont de beaux jours devant eux dans la création littéraire tant les écrivains cherchent à renouveler les genres.
En fait, c’est là une sorte de reportage littéraire. Non pas à l’image du « Quai de Ouistreham » de Florence Aubenas, même si c’est de la même veine autobiographique. L’écrivain-journaliste s’était donné un but bien précis avec une forte implication personnelle : observer de l’intérieur pour dénoncer.
Pour Maylis de Kerangal, il s’agit plutôt de nous rendre compte de ses sensations, de ses rencontres, de sa compréhension de la ville. Une ville-territoire si étrange. Tout au plus s’attachera-t-elle de préférence au sort des femmes plutôt qu’à celui des hommes. Mais n’est-ce pas aussi parce qu’elle eut l’interdiction formelle de descendre sous terre ! Une ville-territoire parce que ville et mine sont sœurs siamoises, selon ses mots. Depuis 100 ans, plus d’un milliard de tonnes de minerai ont été aspirées de terre et le sous-sol s’est transformé en gruyère. C’est un réseau routier sous-terrain de 400 kilomètres qui s’est peu à peu construit… Mais voilà que la ville s’effondre peu à peu, engloutie par la mine. Les extractions se poursuivent. C’est en poids l’équivalent d’une Tour Eiffel qui arrive à l’air libre tous les jours… et il en y a encore pour pas moins d’une dizaine d’années à ce rythme. Alors architectes, urbanistes et anthropologues sont appelés à la rescousse pour déplacer habitations et monuments, pour créer un autre lieu de vie un peu plus loin.

Tout un pan du livre nous parle de cela : « Espaces, empreintes, indices, voix, remémoration : ce jour-là, j’accède à la mine comme on accède à un lieu total, livré grandeur nature, un endroit dont la singularité tient, entre autres, aux différentes temporalités qui s’y entrechoquent, interfèrent, se réactivent, formant ce circuit troublant où l’on se déplace par un jeu de glissement continuel. Ou comment l’existence d’une mine en un lieu donné a provoqué une accélération de l’histoire. Suscité des migrations et sédimenté une culture, stimulé les sciences et la technique, aménagé un territoire, mobilisé le droit, l’économie, l’urbanisme, créé une sociabilité, engendré un langage. Dès lors, la mine s’érige en lieu politique. »
Puis vient l’histoire des hommes. Après l’analyse du lieu, la description des paysages : ceux qui les animent. Beaucoup de prénoms de femmes : Alice la géologue, Ing-Marie la foreuse de mine, l’Ourse noire, il y a longtemps… Où l’on découvre la sensibilité au monde féminin de la voyageuse et son vif intérêt à notifier ce qui a changé depuis plus d’une centaine d’années (ces cantinières de la fin du 19ème siècle, il leur en fallait du courage pour affronter la violence de la communauté des terrassiers, des mineurs… « il ne fallait pas avoir froid aux yeux ! »).
Dans ce petit ouvrage, petit format mais vaste d’un monde inconnu et si lointain, si froid et si peu lumineux, il y a surtout l’écriture de Maylis de Kerangal. Celle qui fréquente aisément le monde des sciences et des techniques sait aussi y mêler ce qui est de l’ordre du sensible, de l’humain, de la poésie. Son magnifique « Réparer les vivants », dans un contexte difficile lui aussi, nous l’a déjà démontré.

Elle sait capter l’air du temps, les couleurs, les odeurs, les bruits de la ville… et là, à Kiruna, elle cherchera toujours à retrouver la trace de ce renard blanc entr’aperçu en arrivant ! Comme si la nature ne peut tout à fait capituler face à la violence des humains.
Ça commence dans l’obscurité de la nuit. « Halos, rayons, a-plats sombres… clarté fluorescente de la neige dans la nuit. » Et constamment, durant ces si courtes journées, cette impression de vide, de zone désertée. Cela se termine fin novembre, toujours à Kiruna, où « la rue est feutrée, le vent siffle et le bruit de mes pas s’étouffe dans la neige. Le froid qui aiguise la ville est le portant sonore de tout ce qui va, de tout ce qui marche, roule, glisse, crisse, de tout ce qui craque, et réverbère le moindre souffle comme un micro géant. Je perçois parfois la vibration de la mine, sourde, qui semble s’intensifier la nuit quand la ville dort, ou bien ce grondement sec quand on dynamite la roche à plus d’un kilomètre dans le fond de la terre. J’écoute. »

Dans les explorations de ces zones rudes et perdues à la pointe du Grand Nord, elle ne cesse de chercher du vivant, du vrai, de l’humain ! Sans jamais appuyer.
On se laisse conduire par ses phrases et on imagine… C’est une préparation au voyage bien plus précieuse qu’un documentaire télévisé, là où tout est figé, choisi, défini. C’est sa vision à elle, son angle de vue, sa perception de l’endroit rendue avec des mots qui traduisent sa sensibilité. Elle nous guide. A nous de fabriquer les images. Ses chapitres sont de petites îles disparates. Ils peuvent tout autant vous parler de voitures, de migrants que de tourisme vert (qu’à bon escient elle oppose aux dégâts écologiques que représentent ces forages frénétiques… clin d’oeil qui dit fort bien dans quel monde paradoxal nous vivons !).
Peut-être est-ce ce que cherchent à nous dire ces écrivains voyageurs contemporains… En tous cas, c’est un point qui les rassemble. Dire la beauté du monde, celle de l’animal, du végétal, du minéral… et des cultures ancestrales qui disparaissent, avec une sorte de nostalgie préventive, comme pour conjurer le sort. Le sort que nous, humains, lui réservons. Inéluctablement. Ils sont les subtils et discrets passeurs d’une réalité qui quelquefois nous échappe. Ou tout au moins à laquelle nous ne voulons pas tout à fait croire.
Jeune femme de culture saami habitante de Kiruna lors d’une marche de protestation contre le réchauffement climatique. Photo Cyril Abad
A Kiruna, en compagnie de Maylis de Kerangal, nous ne sommes donc pas au pays du Père Noël, Elle n’ira pas non plus jusqu’à la lisière du mystique, telle Céline Minard dans « Le Grand Jeu ». Tout juste aura-t-elle témoigné d’un monde qui ne diffère pas tant du nôtre, si ce n’est par les températures et la variété des hommes qui y vivent. C’est parce qu’ « on n’en revient pas », parfois, d’avoir accompli un voyage qu’il nous faut l’écrire, en tirer un livre, un film… Pour en revenir, justement, ne pas être défait par lui, « en avoir le cœur net », écrit Michel Le Bris dans « La beauté du monde ». Le cœur net, le lecteur aussi en bénéficiera, sur la capacité des hommes à s’adapter, à s’arranger avec le passé, ou à oublier comment c’était avant. Pour le meilleur ou pour le pire.
Chantal Lévêque
* La photo de Maylis de Kerangal est de Joel Saget (AFP).
(1). Lire dans ce blog : "Maylis de Kerangal : lignes de fuite" de Sylvie Coral.