Lluís-Anton Baulenas : entre chien et homme

« Une année de chien » de Lluís-Anton Baulenas
Editions Balzac, 323 pages, 22 €.
Traduit du catalan par Marie Costa.
Né à Barcelone en 1958, Lluís-Anton Baulenas est l’auteur d’une quinzaine de romans dont plusieurs ont été traduits en français : « Le fil d’argent », « Le bonheur », « Combat de chiens », « Des noms sur le sable ». Il a traduit en catalan des œuvres d’Albert Camus, Boris Vian, Marguerite Yourcenar, Jean Cocteau. Il a obtenu le prix Ramon Llul en 2005 et le prix Sant Jordi en 2008.

« Amics per sempre » (amis pour toujours) était le slogan des Jeux olympiques de Barcelone en 1992. C’est le titre original du dernier roman de Lluís-Anton Baulenas paru en Catalogne début 2017 et publié en français sous le titre Une année de chien. Les deux titres ont leur importance, l’un jouant avec ironie sur les seize jours du « bonheur olympique », l’autre mettant l’accent sur le calvaire vécu par son personnage principal, Ferran Simó, en déplacement professionnel en Slovénie lorsque débuta le conflit yougoslave, et détenu pendant des mois par des paramilitaires serbes.
Lorsqu’il fut libéré en juin 92, Barcelone nageait dans une euphorie s’affichant sur tous les murs, tous les écrans et sur toutes les lèvres. Ferran détestait cette ambiance, dont l’hypocrisie, au moment même où dans une autre ville jadis olympique, Sarajevo, à deux heures d’avion, on massacrait, lui était insupportable. Jeune homme ordinaire n’ayant rien d’un guerrier, il n’était guère préparé à ce qui lui était arrivé et encore moins « à affronter l’avenir, une fois de retour ». Là-bas, dans cette Yougoslavie qui éclatait, il a connu l’horreur. Il ne s’en est sorti qu’en acceptant de devenir un chien, soumis à tous les caprices de sa maîtresse Jelena Dragovic, qui, à la fois, le maltraitait et lui sauvait la vie. Il ressentait pour elle « des frissons de plaisir et de soumission ». Elle était la femme d’un tortionnaire qui se prétendait général, et tuait comme on respire. Ce couple incarnait le mal absolu. Un mal qui, réalise Ferran dont l’opinion exprime sans doute celle de Baulenas, « ne peut être trivial ni superficiel. Au contraire, il est enraciné dans l’esprit des hommes. Nous trouvons peut-être les réactions humaines médiocres et banales, mais le mal absolu ne l’est jamais. Il est profond, pas du tout trivial. C’est pour ça qu’on le voit rarement, parce qu’il s’agit d’une sophistication de l’âme humaine qui n’est pas à la portée de toute le monde. Il est clair qu’on peut trouver une grande méchanceté chez un benêt, un imbécile, mais ça n’arrive pas souvent. Le mystère de la méchanceté, du mal, c’est le mystère même de la vie humaine ».
A Barcelone, Ferran ne peut renouer avec sa vie d’autrefois. Il rompt avec sa compagne, est incapable de travailler, se terre dans un appartement minable où s’entassent les nombreux journaux qu’il achète chaque jour. Ses relations avec son père, un petit escroc qui s’est fabriqué une vie de mensonges, ne font qu’empirer. Il est sans volonté, sans envie, sans perspective, une sorte de mort-vivant balloté par le hasard. Il se laisse emporter par celui-ci en acceptant d’endosser l’identité d’un ami qui lui prête sa belle villa et en rencontrant deux jeunes femmes, l’une belle l’autre pas, qui lui feront entrevoir la possibilité d’une nouvelle vie.
Mais tout est remis en question par l’arrivée à Barcelone de Jelena Dragovic, celle dont il fut le chien, qui lui donne rendez-vous au 7 août et à laquelle, il le sait, il n’aura ni la force ni le désir d’échapper.

Antihéros parfait, Ferran Simó est, au cœur de la ville « heureuse », envahi de pulsions morbides comme s’il n’y avait aucune différence entre là-bas en enfer et ici au paradis. Il se défoule en détruisant avec une arbalète laissée par son ami les journaux qui mélangent dans leurs pages tous les malheurs et les bonheurs du monde. La foule barcelonaise qui regarde passer une parade militaire le renvoie à ses cauchemars : « Beaucoup de gens ensemble, serrés les uns contre les autres. Une cible plus que facile. Un franc-tireur pourrait tuer des enfants, des adultes et des papis en un rien de temps. Comme ça se fait à Sarajevo en ce moment même ».
Les deux jeunes femmes qui le tirent vers la vie, le plaisir des sens, le goût du présent ne peuvent empêcher son rendez-vous avec la mort. Le hasard, une fois de plus, choisira pour lui, entre chien et homme, pour lui donner une nouvelle chance de « rentrer à la maison ».
L’histoire que raconte Lluís-Anton Baulenas avec la verve qui faisait déjà l’attrait de ses précédents romans, tient le lecteur en haleine jusqu’à sa conclusion. L’humour est dans les détails, la peinture des caractères piquante, l’émotion constante. Ce roman donne un réel plaisir de lecture tout en nous assénant, par la bouche de Ferran, cet avertissement : « Le conflit yougoslave met en évidence que le système de coexistence construit en tant de temps et au prix de tant d’efforts est terriblement faible et incertain ». A ne pas oublier, 27 ans après les Jeux de Barcelone, alors que l’extrême droite envahit peu à peu l’Europe et d’autres continents.
Bernard Revel
Photo du haut : Lluís-Anton Baulenas aux Vendanges littéraires de Rivesaltes en 2008. Derrière lui, Michel Le Bris et Henri Lhéritier.