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Publié par Chantal Lévêque

« Transparence » de Marc Dugain

 

Editions Gallimard

 

Signe des temps, Marc Dugain se lance dans un récit d’anticipation. 

Après avoir talentueusement écharpé l’aréopage politique français dans sa trilogie initiée par « L’emprise », voilà qu’il s’en prend aux effets pervers de la révolution numérique. Son nouveau roman débute par une intrigue policière, mais ne nous y trompons pas, il lui donne surtout l’occasion de sonner l’alarme avec une vigueur et une radicalité peu communes. Il est vrai que le monde court à sa perte ! Sur les ondes, sur les écrans, pas un jour sans qu’il ne soit question de la disparition de l’espèce humaine.

Dès les premières pages, c’est une vague qui vous emporte. Nous sommes en 2060. Là-bas, en Islande, dans un endroit isolé et battu par les vents, les paysages sont au diapason avec la puissance du défi que s’est lancée une femme – jamais nommée. Défi aux accents faustiens ! Sa maison est toute de guingois, faite d’énormes cubes transparents à l’équilibre instable, perchée au bord d’une falaise. Une maison à l’image du monde dans lequel elle vit. Un colosse et un molosse pour compagnons, l’un du nom d’Elfar, vulcanologue réputé, l’autre son gros chien jaune qui un jour aura peine à la reconnaître. Elle a d’abord travaillé pour Google et puis elle a créé un site de rencontres ultra-performant grâce à la collecte de milliers de données personnelles. Avec le concours d’une douzaine d’ingénieurs, voilà qu’un projet beaucoup plus ambitieux est en passe d’aboutir : celui de créer un double de chaque individu. Délestant son enveloppe charnelle, il aura alors le privilège de renaitre et de vivre jusqu’à la nuit des temps.

« … je veux assurer l’éternité aux hommes en les faisant simplement muter dans un organisme apparemment identique après leur mort, leurs qualités intellectuelles, leur sensibilité restant inchangées… l’être humain tel qu’il existait jusqu’ici n’est plus viable dans son environnement qui lui a été assigné… cette métamorphose n’a été possible que parce que depuis 80 ans, nous collectons des milliards de données sur chaque individu qui nous ont permis de savoir très précisément qui il est et de le reconstituer en partant d’algorithmes qui ne changent rien à sa liberté de penser. Cette génération d’humains va devenir immortelle et il n’y en aura pas d’autre. Elle ne pourra pas se reproduire. »

On l’aura compris, c’est à partir de toutes les avancées technologiques, de ce qu’on a déjà entrepris en matière de transhumanisme, d’intelligence artificielle et bien évidemment de tout ce dans quoi nous baignons quotidiennement que l’écrivain élabore son scénario.

Il use de la même méthode que Jean-Christophe Rufin dans « Globalia ». Lui aussi avait brodé à partir de faits réels pour construire sa fiction. Bien plausibles sont ces deux fictions. Sauf que Monsieur Dugain n’est pas aussi tendre que Monsieur Rufin. Il est bien plus mordant, acerbe, cinglant. Tout aussi cruellement lucide et clairvoyant que dans sa trilogie, il met l’accent là où ça fait mal, dénonce, vitupère sans en avoir l’air… et d’autant plus facilement que le temps du récit est souvent postérieur à l’époque actuelle.

Il faut s’arrêter sur les portraits de nos « grands hommes » contemporains. Sans vergogne il en cite le nom, déconstruit leurs manipulations, met à plat les dérives des systèmes validés par eux. Le président Trump, à la veulerie profonde… le président du passage à l’acte, celui qui s’est affranchi de toute culpabilité, de toute bienséance, de toute bienveillance…Et notre futur Président à nous « …issu d’une aristocratie de technocrates, un monarque républicain, qui passe l’essentiel de son temps à éviter d’énerver ses compatriotes et y réussit avec éclat, aidé en cela par une agence de communication… »

Quant à Poutine, il sera en toute logique remplacé par un pope orthodoxe… Et pourquoi pas ? 

Puisant allègrement et sans scrupules dans le vivier des extraordinaires excentricités et vicissitudes contemporaines, toutes décomplexées, amorales et perverses qu’elles sont, Marc Dugain se fait maître de prospections bluffantes et nous subjugue par leur féroce crédibilité. Il semble nous dire : « Vous avez accepté tout cela en ce temps-là, eh bien voilà où cela va nous conduire. Et encore ! J’imagine le moins pire des scénarios possibles ! »

Il n’invente pas grand-chose en fait, il brode un peu autour. Par exemple lorsqu’il décrit ce système de permis à points pour réguler le civisme des individus (surpopulation et immigrations massives dues au réchauffement climatique obligent). A chaque manquement s’ensuivraient des sanctions telles qu’interdiction d’accès aux espaces publics ou cessation des aides publiques. Déjà en Chine, on observe ce genre de surveillance, avec caméras à chaque coin de rue, usage de la reconnaissance faciale, etc. (Voir vidéo ci-dessous).

Alors ? Serait-ce le prix à payer pour la cohérence sociale et la sécurité ? 

La sécurité au prix de la liberté ? La survie de l’espèce humaine au prix de la liberté ? 

Quoiqu’il en soit, il y a matière à réflexion. C’est touffu, pas si tordu que ça et rudement dérangeant. 

Tout, mais alors absolument tout y passe, dans ces 222 pages : la mort des oiseaux, les millions d’avions dans le ciel et les villes-musées.

L’importance des images : la trace laissée par un événement devenue plus importante que l’événement lui-même.

La situation de l’emploi, la démographie, la croissance, la mondialisation : « L’hystérie dans laquelle nous a plongé la mondialisation a multiplié la production de produits chimiques… Nous avons tellement modifié notre environnement que nous sommes contraints de nous modifier nous-mêmes pour survivre à ce nouvel environnement. »

La religion dernier refuge pour des êtres abusés par une société essentiellement financièrela spiritualité : l’espèce humaine est victime des mirages de sa socialisation autour du fétichisme de l’objet… il faut vivre à la hauteur de notre esprit et non pas de notre seul estomac et de notre projection sociale absurde...

La politique les hommes politiques, marionnettes ventriloques de la mondialisation économique ;la manipulation des citoyens, la disparition de la démocratie, le populisme : la révolution numérique a conduit à peu de dictatures, mais elle a vu éclore des démocraties autoritaires élues par des internautes manipulés sans conscience de l’être.

L’écriture (l’oralité a pris le dessus), la lecture (remplacée par des « films et séries élaborés à partir de données recueillies à partir du goût du public »).

Sans oublier la philosophie, et sa question majeure : « … si l’on pouvait éventuellement donner un sens à la vie, l’impossibilité de donner un sens à la mort était le propre de l’homme et le fondement de son humilité. Fallait-il prendre la conscience de la mort et notre impossibilité à la vaincre comme une malédiction fondatrice de notre espèce ? » 

Empruntant la voix de son héroïne, il explique, analyse, critique avec un faux désabusement, un fatalisme frisant (mais à peine) le cynisme et vu l’ampleur et la rudesse du constat, comment ne pas y voir une sorte de provocation calculée destinée à remuer les consciences ? Savoir tout cela sans broncher ne relèverait-il pas de l’inconscience, de l’irraisonnable et d’un flagrant manque de moralité ?    

C’est un large réquisitoire, un véritable manifeste. Il s’en donne à cœur joie et nous aussi – si ce n’est toutefois que son constat, criant de vérité, n’a rien de réjouissant ! On en sort plutôt sonné, qu’on se le dise. C’est si foisonnant que l’intrigue finit par passer au second plan. Par moments, chevauchant son cheval de bataille à toute berzingue, on se demande s’il n’a pas perdu son personnage en route ! Cette femme jamais nommée, aux allures de dictatrice bienveillante, désirant pour ces hommes qu’elle ressuscite des valeurs hautement humanistes telles que partage, civisme, humilité, probité, patiente, tolérance, non-violence, détachement des biens matériels… « ad vitam aeternam ». 

Voilà donc le sujet du roman : grâce à la révolution numérique, l’évitement de l’extinction de l’espèce dominante via l’émergence d’un nouveau monde, « Le meilleur des mondes ».Qui n’aurait rien à envier à celui d’Aldous Huxley. Si chez ce dernier, il n’y a nulle trace des causes de ce nouvel ordre mondial, on y trouvera toutefois la même idée de castes : ceux qui sont nés et programmés dans des laboratoires (« les éternels » dans le scénario de Marc Dugain) et les vivipares (« les mortels », ceux dont les données personnelles n’ont pas été suffisantes pour être dupliquées et qui, eux aussi, vont alors se reproduire naturellement). 

C’est bien à partir de la transparence tous azimuts qu’a pu s’élaborer ce nouveau monde dans l’imaginaire de l’écrivain, mais avec ses travers : « La révolution numérique a beaucoup apporté à l’humanité sans avouer qu’elle allait lui ôter de sa spécificité humaine. Parce que la révolution digitale c’est le savoir, le savoir éperdu mais pas la compréhension. A quoi sert-il d’en savoir mille puissance mille fois plus que l’homme préhistorique si aucune pensée, aucun esprit critique n’est lié à la connaissance, si la connaissance de soi transite par un algorithme pour finir par vous normaliser, faire de vous un standard ? »

 « Que la technologie soit en permanence en avance sur l’homme lui-même et son aptitude à en faire un usage profondément réfléchi, il est là l’écueil d’une espèce devenue essentiellement technologique qui s’est perdue dans ses jouets. »

Cet ouvrage - ce « roman, conte drolatique ou fable d’anticipation »sedemandera d’ailleurs un personnage de dernière instance dans la pirouette fracassante et finissante de ce récit - riche en observations, en réflexions, en prospections, ne peut qu’interpeller un lecteur ronronnant dans son confort, peu informé, pas très curieux de savoir ce qui se passe dans les coulisses, peu enclin aussi à se poser des questions. Quant à celui qui déjà s’inquiète des dérives et des vicissitudes de nos sociétés, qui s’est toujours méfié des écrans « extralucides » - les algorithmes ayant pris le pouvoir(« Big Brother is watching you »,en extrapolant… ou à peine ! - qui trouve inexcusable le silence des intellectuels - ces « grandes consciences » comme il les appelle - celui-là se réjouira de voir là, décrite très exactement une réalité qu’il pensait être le seul à pressentir. Rejoignant en cela la sagacité de Marc Dugain.

Bien sûr que le fond ici prime sur la forme, mais cette dernière brille également par sa clarté, sa précision et le juste usage des mots. Le ton est funeste, mais ce réalisme pur et dur, ce ton décapant sont d’autant plus accrocheurs qu’ils ne maquillent en rien ce dont nous sommes témoins. 

Alors, prêt à la vie éternelle ? Prêt en conséquence à publier virtuellement toutes ses informations personnelles, à s’exhiber sur tous les réseaux sociaux, à remplir toutes les cases, à obéir à toutes les demandes de notations, à laisser des commentaires sur les forums, à signer toutes les pétitions qui passent ? En quelque sorte à continuer à alimenter toutes les bases de données en tripotant toute cette bimbeloterie numérique à longueur de journée ?

Ou faire le choix de se déconnecter (si cela est encore possible !).

C’est le marché proposé par cette fiction.

Lire, c’est nourrir son esprit, l’éclairer quelquefois. Lire « Transparence », c’est à la fois mieux comprendre les arcanes du pouvoir, de la science, de l’économie, mieux en circonscrire les tenants et les aboutissants, prendre conscience des enjeux provoqués par le progrès et ainsi exercer sa pensée, son jugement, réveiller son esprit critique et… peut-être… prendre parti. Afin que les choses y gagnent en transparence. 

« La littérature est une merveilleuse errance dans le monde jusqu’à ce qu’on découvre dans ce dédale le monde qui est le sien », écrit Dugain.  Son livre est une mise en garde à l’adresse des plus jeunes. Tout compte fait, ce sont eux qui vont devoir résister… ou s’adapter à ce « meilleur des mondes ».

Chantal Lévêque

 

 

 

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