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Publié par Bernard Revel

Claude Simon, Rommel et moi

 

Dans un de ses derniers livres, Claude Simon revient au Perpignan de ses 11 ans, quand le tramway le transportait, le dimanche, du Castillet à la mer.

La romancière Camille Laurens relève l’emploi fréquent que fait le prix Nobel 1985 de la locution comme si, porte d’entrée vers autre chose, qui lui permet également de voyager dans la conscience des autres, de mettre dans leurs pensées les siennes afin qu’un peu de leur insupportable mystère soit levé. 

Le vieil homme qu’il était à la publication du « Tramway » explique au petit Perpignanais des années vingt qu’il fut, ce qu’il ne pouvait comprendre lorsqu’il accompagnait sa mère, veuve de guerre, au monument aux morts où étaient alignés dans leurs voiturettes ceux qu’elle appelait les «hommes-troncs». Et Claude Simon de voir dans ce mot composé « on ne sait quoi d’à la fois infamant, macabre et désespéré, comme si elle leur reprochait, en même temps que l’exhibition de leur infirmité, tout simplement d’exister, de s’être sortis, pratiquement coupé en deux mais vivants, de cette guerre qui lui avait arraché le seul homme qu’elle ait jamais aimé. »

Il y a une vingtaine d’années, j’ai eu moi-même l’impression étrange de vivre comme si j’étais dans un roman de Claude Simon. C’était en 1997. Peu de temps après avoir lu « Le Jardin des Plantes » qui venait de paraître, je fis un voyage en Allemagne à l’occasion d’un reportage sur la monnaie unique européenne. Le 13 octobre, à Stuttgart, nous étions reçus par le coordinateur pour la coopération franco-allemande. C’était l’ancien maire de la ville, Manfred Rommel. Il était le fils du fameux maréchal Erwin Rommel, principal artisan de la blitzkrieg qui précipita la défaite des alliés en 1940. C’est justement cet épisode vécu par Claude Simon que raconte, entre autres récits morcelés, « Le Jardin des Plantes » où, dans l’entrelacement de nombreux faits, apparaît, en contrepoint de la propre expérience de l’auteur ballotté par les événements, la figure démesurée de Rommel. 

Claude Simon  relate notamment une promenade du père avec son fils alors que, blessé après le débarquement des Alliés en Normandie et impliqué dans un complot contre Hitler, Rommel se sent menacé : « … Lorsque encore mal remis de ses blessures, convalescent, il se saura surveillé par la police, s’attendant d’un jour à l’autre à être arrêté, et qu’il ira se promener dans les bois entourant sa maison, il remettra son révolver d’ordonnance à son fils qui l’accompagne en lui disant : « Au moindre mouvement tire tout de suite : ils auront peur et ils tireront mal. » 

Cinquante-sept ans plus tard, comme si j’étais un personnage sorti du «Jardin des Plantes », je me retrouvai en face de ce fils devenu un vieux monsieur de 69 ans, parlant parfaitement bien le français mais butant parfois sur les mots. Dans ce visage un peu figé mais souriant, nulle trace des traits émaciés du père. La grande question du jour était la nécessaire entente entre la France et l’Allemagne, sans laquelle, selon Manfred Rommel, l’Europe ne pouvait vraiment se construire. 

A un moment, il cita Hegel, né à Stuttgart, qui avait qualifié l’empire romain germanique d’ « anarchie organisée ». L’Union européenne, selon lui, en était encore à ce stade.

Je profitai de cette référence au passé pour lui demander s’il savait qu’il figurait avec son père dans le dernier roman de Claude Simon. La question le surprit. Oui, il le savait. « Mon père m’écrivait des lettres, dit-il. Il ne voulait pas que je sois un officier de métier. Car j’avais des problèmes d’élocution. Il préférait que je fasse carrière dans l’administration. A 15 ans, j’ai été mobilisé et affecté à la DCA. J’ai été fait prisonnier et je le suis encore, d’ailleurs, puisqu’on m’avait laissé en liberté provisoire ».  Il se tut, l’air amusé. J’aurais voulu qu’il en dise plus mais d’autres questions plus liées à l’actualité lui furent posées. Et depuis, je me demande ce que Claude Simon aurait fait de ce moment vécu, quel sens il lui aurait donné.

L’écrivain qui lit les secrètes pensées de sa mère aurait sans doute compris que le défaut d’élocution n’était qu’un prétexte pour Rommel, comme si, en réalité, en conseillant à son fils l’administration plutôt que l’armée, il se condamnait lui-même, pressentant que ce n’est pas la guerre qui ferait l’Europe mais la paix.

 

Bernard Revel

Photo du haut :

Le maréchal Rommel en 1941 avec sa femme Lucia et son fils Manfred.

Photo du bas :

Manfred Rommel en 1997 à Stuttgart.

 

 

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