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Publié par Didier Pobel et Bernard Revel

2. « J'aime les gens, pas le monde »

 

Suite et fin de notre entretien avec Christian Bobin : la phrase parfaite..., écrire pour voir clair l’éblouissement..., l’enfer du monde..., un poème comme une fleur. On lira par ailleurs dans ce blog le récit de notre rencontre avec l'écrivain chez lui, sous le titre : "Christian Bobin dans le merveilleux éclat de rire".

 

Les choses parfaites sont données

 

Vous parliez des poèmes parfaits de Jean Grosjean et souvent dans vos livres vous faites allusion à la phrase parfaite. Dans le dernier, vous en citez une puisée dans l’Iliade d’Homère où il est question de combattants recevant « le don du sommeil ». Est-ce que vous auriez une définition de la phrase parfaite.

- Je vais vous répondre d’une manière qui ne sera pas du bon français. La phrase parfaite c’est celle qui vous rend heureux si fortement que vous ne pouvez pas l’être plus.

En tant que lecteur ou auteur ?

- En la lisant. Parce que je me méfierais moi-même de qualifier de parfaite une seule de mes phrases. J’ai une joie à rapprocher le langage de ce que mes yeux ont vu, à ramener le langage au plus proche de ce que mes yeux ont vu. Mais de là à dire que c’est parfait… Dans La Grande vie, par exemple, j’aimerais que les choses me viennent de plus en plus comme "La lettre au petit merle" (1), voyez ? Et c’est un peu de la famille de L'Eloge du rien (2). Il y a un travail derrière. Mais en même temps, l’élan premier a amené les trois-quarts de la lettre, tout seul. Ça vient du vent. C’est le vent qui m’a apporté ça. J’ai juste eu l’intelligence, si c’en est une, d’attraper le papier qui volait et de le plaquer sur la table pour ensuite le mettre dans mon livre. C’est donné. Les choses heureuses sont données. Les choses parfaites, là j’en parle en tant que lecteur d’autres livres, sont aussi données. C’est le plus beau cadeau qui soit. Une phrase heureuse, c’est celle après laquelle vous n’avez plus à chercher. Ça s’appelle une clairière dans les contes de fées, c'est-à-dire, tout d’un coup, les ténèbres se sont en allées, ne serait-ce que pour un temps. C’est toujours pour un temps, pas plus.

Une lumière qui vous tombe dessus.

- Voilà. C’est ce qu’on appelait jadis lorsque les rayons de soleil percent en oblique, une gloire. C’est ce que j’aimerais trouver comme lecteur, et éventuellement comme écrivain, dans le langage. Quelques rayons de soleil qui percent le langage comme ils le font avec le ciel naturel, et qui donnent naissance à ce qu’on appelle une gloire. Une gloire qui n’est la gloire de personne d’ailleurs. C’est ça qui est beau.

Comment vous écrivez, vous prenez des notes ? Comment ça se passe ?

- J’ai mon ordinateur sur moi : c'est un feutre. Et du papier.

Le tracé est assez épais…

- C’est une pâte. L’écriture est un domaine assez abstrait par lui-même. J’aime bien que ça garde quelque chose de concret. C’est un travail pictural pour moi. Ensuite, je fais porter mes pages au Creusot dans une boutique.

Pour qu'elles soient tapées ?

- Voilà. Je les fais saisir, je les corrige. Je n’ai pas internet pour l’instant. Je dis pour l’instant parce que bientôt j’y serai contraint.

Comment les mots viennent ?

 - C’est très simple. Si vous vous retournez… Mais vous ne le verrez pas d’ici. Il y a un églantier autour d’un arbre. Il y a quelque temps, je passe et je suis porteur d’un souci, d’une ombre. Tout d’un coup, je me sens comme interpellé par une fleur de l’églantier en raison de sa perfection. Et sa perfection, c’était sa mortalité. Elle était réussie et demain elle serait déchiquetée par le vent. Sa fragilité était celle d’une reine. Je me suis approché et j’ai regardé. J’ai vu le blanc du calice, les pétales formés et surtout le rose du pourtour. Et c’est marrant parce que je me suis relevé et je n’avais plus de souci, d’ombre. Ça m’a tellement touché que j’ai pensé que j’écrirais dessus. Ça vient comme ça l’écriture. Quand quelque chose ou quelqu’un m’interpelle. Ça vient du dehors, ça rentre en moi et c’est porteur de tellement de choses que pour les voir, ces choses, je suis obligé de les démêler. Écrire c’est les démêler. J’écris pour voir clair dans l’éblouissement que j’ai eu. Et paradoxalement de façon à ce que cet éblouissement arrive au lecteur ensuite. C'est-à-dire que la chose reste vivante. Il y a des perceptions qui sont mortifères, il y a des soins qui peuvent être inappropriés. Il ne faut pas évidemment que ce que vous avez vu soit sur la page comme un papillon transpercé par une épingle. Ce n’est pas intéressant. Pour moi, l’air doit passer entre les mots et entre les phrases. L’air doit rentrer dans le langage et le faire bouger un petit peu comme l’étoffe. Voilà. Alors, je ne prends pas de notes et je suis tellement touché que je pense que je vais écrire et peu importe si je ne le fais pas tout de suite. Ça peut être le lendemain, ça peut être une semaine après. L’impression continue de donner son timbre à l’intérieur de moi. Je continue à l’entendre. Si j’attends trop, les choses vont se diluer, se perdre mais pendant quelques jours, je sais que, à n’importe quel moment, je peux me mettre là et la chose va revenir. Mais je n’ai pas de plan, surtout pas, pas d’idée préconçue.

Je veux juste transmettre quelque chose qui m’a traversé. Ce qui m'intéresse, c'est de transmettre un orage mais avec ses lueurs beaucoup plus qu’avec ses grondements. Si vous voulez, le feutre ça devient un sismographe. Ça transmet - idéalement car ça ne fait pas toujours ça - les tremblements de l’âme. Les tremblements de l’émotion que vous avez eue.

Dans cette aventure de l’écriture, est-ce qu’il y a des choses qui vous ont étonné, satisfait, agacé ?

- Non. Je ne vis pas avec moi. Là maintenant, ce dont je suis fier, c’est surtout le texte à venir. Mais parfois c’est juste mon plaisir à vivre, à sentir l’air se glisser entre la chemise et la peau. C’est aussi simple que ça.

Quand vos livres paraissent en poche, par exemple, vous les relisez ?

- Non. Ça m’arrive de reprendre un livre mais pour très peu de temps, juste pour vérifier que je ne suis pas en train de retrouver la même image.

Et quand bien même...

- Ce serait un peu gênant parce que je pense avec Grosjean, c’est une belle phrase de lui dans Clausewitz, que "le saint, le stratège et le poète ont le devoir de toujours surprendre". Je trouve que c’est vrai.

Est-ce qu’on peut vous définir comme un chercheur de merveilles ?

- Non. Je ne suis pas chercheur. Je ne cherche pas.

 

Une ennemie personnelle, la mélancolie

 

À propos de ce beau texte sur Marylin : "Même dans l’enfer, et nous y sommes, il y a des merveilles" (1) …

- C’est bien d’avoir relevé « et nous y sommes ».

Oui, c’est ça qui est étonnant. Des merveilles, vous en parlez beaucoup. Vous les trouvez dans un enfer. Ou dans une « montagne de brumes ». Nous vivons dans un enfer donc.

- Qu’est-ce que vous en pensez ?

Mais je ne sais pas !

- Voilà l’heure venue de l’examen. Et l’examen porte sur une copie qui n’a pas été révisée. (Grand rire). Dites-moi…

C’est vrai que la vie n’est pas quelque chose de très réjouissant.

Voilà ! Nous sommes d’accord. La merveille est toujours à côté du terrible et parfois elle est dedans. Et si je mets plus l’accent sur l’une que sur l’autre, on va dire que c’est par courtoisie ou même par ce que je qualifierais d’élégance ou par désir d’élégance. Aujourd’hui, la coutume et la bien-pensance veulent que l’on insiste sur les ténèbres, et que, puisque tout est noir, on va rajouter une couche de noir. On va prendre une laque pour que ce soit bien plus solide. Notre monde est peut-être plus terrible qu’il n’a jamais été d’ailleurs. Mais je me dis, faisons le travail de celui qui va regarder, qui va trouver quelques lueurs au fond de cette cave. L’autre travail, qui est celui des fossoyeurs, ils sont tous candidats pour ça. Ils n’ont même pas assez de pelles et de pioches. Je préfère, par goût, pour des raisons même qui m’échappent, d’enfance, de tempérament, aller de ce côté-là. Mais je sais que l’autre côté existe, évidemment. Je creuse et quand je trouve quelque chose, c’est toujours sur un fond dur. Peut-être que si je n’avais pas eu cette ombre un peu forte sur mes épaules, je n’aurais pas vu cette lumière donnée par la fleur d’églantier.

Tout ça s’échange et converse à travers moi. Maintenant, j’ai depuis toujours une ennemie personnelle qui s’appelle la mélancolie. Elle est très dangereuse parce qu’elle est persuasive. Elle est très attachante. Elle est très douce, très attirante. Donc, c’est aussi pour ne rien lui céder que je ne veux pas forcément parler du pire. Il y a une autre raison aussi que j’ai remarqué. C’est banal ce que je vais vous dire. C’est que je ne suis pas spécialement, on va le dire gentiment, en accord avec ce monde. Mais ceux qui le font en sont les premières victimes. Ils sont à la fois les bourreaux de ce monde et les victimes. Ils ne savent plus qu’obéir à l’air du temps. Vous remarquerez que tout le monde va tout le temps dire du mal contre le monde. Et que les gens qui participent le plus à la machine infernale sont les premiers à dire tout va trop vite aujourd’hui. Ça ne sert à rien. Par contre, ce qui peut être beaucoup plus déroutant c’est de trouver un acier incassable dans une fleur de campagne, c’est de repérer une phrase qui met le feu à la forêt. C’est beaucoup plus déroutant que cette critique machinale.

Comment vous échappez à cette mélancolie ?

- J’essaye.

 

J’écris pour prendre l’air

 

C'est peut-être grâce à votre regard d'enfant. Vous êtes toujours en enfance ?

- Alors écoutez. Tout à l’heure, j’ai cherché des photographies et je suis tombé sur ma tête de bébé. Ça m’embête un petit peu de le dire mais je n’ai pas beaucoup bougé (grand éclat de rire). J’ai vu une tête d’argile sur laquelle pouvaient se mettre toutes les émotions, un grand front, des yeux à la fois étonnés et inquiets. Je me suis dit : "Eh bien, je n’ai pas beaucoup avancé. Ça m’a presque gêné" (grand rire). Oui, parce que si vous êtes un nouveau-né dans le monde, il va vous arriver des problèmes (rire).

L'enfance est partout dans vos livres, l'amour aussi. Il est dévalué ? Votre but c’est quoi, lui redonner sa pureté ?

- Sa force, sa vigueur.

On vous l’a reproché parfois...

- Oui. Mais ce n’est pas grave. Là-dessus, sur les critiques qui peuvent être très féroces, qui vont parfois très loin parce que ce sont des combats de boxe. On se paye la personne. Ça, c’est éternel. Freud disait : "Quand vous rencontrez de la résistance, c’est le signe que vous avez bien travaillé". Donc je n’ai pas trop mal travaillé parce que parfois je rencontre des résistances très fortes.

La psychanalyse vous intéresse ? Vous citez Freud.

- Tous les hommes qui ont cherché à réfléchir m’intéressent sans que j’épouse leur cause. Je n’ai pas suivi de psychanalyse, je n’en suivrai pas.

L’écriture est une psychanalyse.

- C’est plutôt un dévoilement du monde que de soi. Curieusement, je m’enferme pour sortir. C'est-à-dire, j’écris donc je m’enferme à ce moment-là, mais c’est pour sortir de moi déjà. C’est pour prendre l’air. Moi qui ne voyage jamais, j’écris pour prendre l’air.

Vous ne voyagez pas, vous paraissez être quelqu’un qui est coupé du monde…

- Non. Pourquoi ? Je parais coupé du monde ?

Vous suivez l’actualité ? 

- Un peu oui. Il n’y a pas de jour où je ne lise pas de journaux. C’est peut-être une maladresse qui se trouve dans mon langage mais il faut distinguer le monde et les gens. J’aime les gens et je n’aime pas le monde. Et c’est parce que j’aime les gens que je n’aime pas le monde. C’est ce que le monde fait des gens que je n’aime pas. Donc ce qu’il se passe m’intéresse, bien sûr.

Est-ce qu’il y a des jeunes écrivains actuels que vous suivez particulièrement ?

- Non. Pas vraiment. Je lis peu de choses d’aujourd’hui.

Ceux dont on parle, qui ont des prix…

- Non. Je n’ai pas d’appétit pour ça. Je lis beaucoup de poésie. La poésie fait son propre ménage. La poésie fait son propre prix. C'est-à-dire que vous pouvez faire illusion aujourd’hui avec un roman parce que vous aurez pour vous la force, le culot de l’histoire. Vous ferez illusion pendant quelque temps. Mais un poème, c’est comme une fleur. Si ça ne tient pas dans l’eau, ça fane tout de suite. 

Propos recueillis par Didier Pobel et Bernard Revel 

 

(1) La Grande vie, Gallimard, 132 pages.

(2) Fata Morgana, 1990.

 

« Après nous avoir fait entendre la voix du peintre, visiter sa demeure parisienne, son atelier-garage, voir ses tableaux, rencontrer ses amis, bref cerner ce qui incarne la  "présence" de Soulages, Christian Bobin nous raconte son voyage en train la nuit de Noël 2018 pour fêter à Sète l'anniversaire du peintre.

Ce qui lui permet de développer sa « thèse de philosophie » et d'achever un portrait intime et « en couleur » du peintre de l'outrenoir. »

 

Gallimard, 96 pages, 14 €

 

 

 

L'Herne publie un spécial "Bobin" sous la direction de Claire Tiévant et Lydie Dattas.

Écrivains (Sylvie Germain, Jacques Réda, Dominique Pagnier, Yves Leclair…), poètes (Alain Borer, Jean-Philippe de Tonnac, Pierre Bettencourt…), philosophes (André Comte-Sponville…), universitaires (Serge Linarès, Bertrand Degott), artistes (Olivier Py, Franck Olivar…), compositeurs de musique (Benoît Menut, Olivier Bogé), journalistes (Jérôme Garcin) ou lecteurs anonymes, offrent une polyphonie de textes et de réflexions.

(288 pages, 33 €).

 

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