2050

C'est une journée d'avril froide et claire. Manuela ne peut s'empêcher de regarder l'emploi du temps qu'elle connaît par cœur. Le dernier, se dit-elle. La directrice de l'école primaire départementale prendra sa retraite à la fin du mois prochain. Elle se souvient de sa première rentrée. Elle avait 25 ans. C'était en 2008. Il y avait des écoles dans presque tous les villages et tellement d'enfants. On manquait d'enseignants. Cela paraît à peine croyable aujourd'hui. Des parents manifestaient pour réclamer des créations de postes. Et moi, se souvient Manuela, je me suis retrouvée dans une classe de trente-cinq élèves. Tout cela est si loin.
Elle allume les écrans de contrôle et fait un zoom sur la cour de récréation. Les élèves font les cent pas, silencieux comme toujours. Masques antipollution sur le nez et combinaisons grises, ils se ressemblent tous, garçons et filles. Combien sont-ils ce matin ? Tout juste une trentaine. Elle appuie sur le bouton de la télécommande et fait apparaître la salle des professeurs. Elle diminue aussitôt le volume sonore. Quel brouhaha ! Ils ne peuvent pas rester tranquilles cinq minutes.
Ils se disputent une fois de plus. Avec l'âge, ils deviennent de plus en plus agressifs. Seul ce pauvre Lucas s'efforce de lire dans son coin. Il n'a que trente-neuf ans, il est vrai. Il pourrait être leur fils à tous. Il a l'air de ronger son frein. Dans quelques années, tous ses collègues seront des retraités. En attendant, il doit les supporter. Et cinquante enseignants blanchis sous le harnais, ce n'est pas un cadeau. Il se retrouvera bientôt seul, heureusement, avec ses élèves chaque année moins nombreux. C'est devenu invivable, à la fin, ces cours donnés par quatre professeurs à des classes de deux ou trois enfants. Ça se termine toujours par des cris, parfois des coups. L'autre jour encore, Irène qui a 67 ans, l'âge de Manuela, a giflé Joseph, de deux ans son cadet, parce qu'il avait écrit au tableau « je fais ce qui me plaît » alors que la forme correcte, prétendait-elle, est « je fais ce qu'il me plaît ». Il fallut les séparer.
Manuela va bientôt quitter tout ça. Elle est à la fois soulagée et inquiète. Elle va se retrouver seule avec ses chats et une maigre pension. Gabriel est parti il y a bien longtemps lorsque l'usine a fermé. Ils n'ont pas eu d'enfant, heureusement, quoique parfois, elle en éprouve des regrets. Chômeur à 60 ans, il s'était mis à boire après avoir tenté vainement de retrouver un emploi. Un jour, il a disparu. Elle a su plus tard qu'il avait rejoint les bandes qui font régner la terreur dans les banlieues. Il a même fait de la prison, elle l'a lu dans le journal. Il avait participé à la fameuse révolte des gilets gris. Des milliers de vieux des cités avaient attaqué le quartier des affaires. Ils avaient réussi à franchir les enceintes électroniques et s'amusaient à faire peur aux jeunes cadres supérieurs et aux grands patrons cachés par les verres fumés de leurs voitures blindées. Alors la troupe de l'Union avait tiré. Gabriel avait échappé au carnage. Peut-être croupissait-il toujours dans une cellule.
Manuela ne veut plus penser à lui. Elle a encore de nombreuses années devant elle. Elle veut voir la vie du bon côté. Elle habite dans un quartier peuplé de retraités tranquilles. Ils ne font jamais la fête. On n'entend que leurs téléviseurs un peu trop forts peut-être, les soirs d'été. Il n'y a pas ici de délinquance sénile. Dommage qu'il n'y ait plus d'enfant. Elle se souvient du dernier qui a quitté la rue. C'était il y a dix ans. Le père était militaire. Il a été nommé aux confins de l'Union, quelque part à l'Est de Cracovie, où passe le Mur laser qui empêche toute immigration.
Hier soir à la télévision, Manuela a vu un reportage sur le concert des 90 ans de Yannick Noah. Malgré les prothèses remplaçant ses jambes de champion, le chanteur dansait sur scène comme au temps de Saga Africa. Manuela a souri en regardant celui qui fut l'idole de sa mère. Elle aussi, va sur ses 90 ans, pense-t-elle. Elle ira la voir demain au centre d'accueil du 5e âge de l'impasse Emmanuel Macron où elle a pu lui trouver, par miracle, une place. Tant de vieux aujourd'hui sont abandonnés à leur triste sort et disparaissent on ne sait où. Qui s'en préoccupe ?
Manuela jette encore un coup d’œil aux écrans de contrôle. Les cours ont repris. Les cinq professeurs du CM2 discutent avec animosité devant leurs trois élèves amorphes. Manuela augmente le son. Il s'agit de savoir qui va dire la dictée. Irène, soutenue par ses trois autres collègues, prétend que Joseph fausse tout en prononçant toutes les lettres, même celles qui sont muettes. Joseph est au bord de l'apoplexie.
Tout est normal, murmure Manuela. Elle éteint les écrans. Elle pense à Gabriel, à leurs années de jeunesse. Quelque chose un jour a tout fait basculer, se dit-elle. Mais quoi ?
Bernard Revel
L'illustration est extraite de la bande dessinée « Les vieux fourneaux » de Cauuet et Lupano (Dargaud).