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Publié par Bernard Revel

Nathalie Sarraute n’est plus là pour nous prendre au mot. Mais les mots continuent de vivre qui parlent comme elle écrivait. Elle avait le don rare, à partir du plus banal des langages, d’arriver à cette définition de l’art donnée par Roland Barthes : inexprimer l’exprimable. Autrement dit, ses personnages parlent pour ne rien dire et ils disent tout. Ainsi, dans la pièce « Pour un oui ou pour un non », deux amis arrivent-ils à tout remettre en question dans leur vie tout simplement parce que l’un d’eux a dit à l’autre : « C’est bien… ça ». Quoi de plus insignifiant ?

Justement, la nature humaine a horreur du vide de la parole et se révèle à travers les non-dits, les expressions toutes faites et les points de suspension. Aucun dictionnaire, au fond, ne peut donner la vraie définition des mots. Celui qui parle non plus ne sait pas ce qu’il a vraiment voulu dire. Qui peut jamais savoir ce qui se cache sous la pluie et le beau temps, les « ça va » et tout le reste ? Tout se passe en somme comme si nous disposions de deux langages : celui qui est apparent et l’autre. L’un sert à amuser la galerie, tandis que l’autre, « inexprimable », se cache sous les mots de tous les jours et parle tout seul, indépendamment de nous, pour dire ce que nous ne disons pas.

Cette parole-là, qui se rit de notre volonté, sur laquelle nous n’avons aucun contrôle, fait flèche de tout bois pour sortir. Si les mots qu’elle parasite ne lui suffisent pas, elle utilise le corps, s’écrivant sur un visage, dans un regard, un tremblement, un rire nerveux, une douleur ou une façon de marcher. Mais on peut toute la vie ne voir en elle, ou plutôt dans les quelques indices qui nous laissent parfois pressentir sa présence, qu’incompréhensibles et vains hiéroglyphes. Alors, au fond de nous, aurons-nous toujours vécu avec un étranger ou plutôt sans avoir jamais su cette vérité qu’avait déjà comprise Arthur Rimbaud à 17 ans : « Je est un autre ». Il est vrai que ce jeune homme était un poète, c’est-à-dire, selon la définition de Pierre-Jean Jouve, « celui qui fait rendre au langage tout ce qu’il renferme de l’âme ».

Y a-t-il encore des poètes ? De même que les aigles, les ours et les loups, ils sont en voie de disparition. L’espèce n’est même pas protégée. C’est bien dommage. Les derniers poètes survivant sous nos climats se terrent et se taisent. Ils disparaîtront un jour et, comme cela s’est produit avec tant de vieux métiers, c’est tout un savoir-faire, tout un savoir-vivre qui disparaîtra aussi. Alors les mots ne seront plus que les mots du dictionnaire. Personne ne fera plus jamais un drame lorsqu’un ami lui dira : « C’est bien…ça ». La langue sera définitivement de bois. Et l’homme, sourd à lui-même, sera un inconnu pour l’homme. 

Il s’en fichera, remarquez, car le temps des clones sera sans doute arrivé et ça, ce n’est plus tout à fait notre histoire. Qui pourra alors reprendre à son compte les vers prophétiques du poète Didier Pobel : « Après chaque passage dans la vie s’interroger : a-t-on vu un seul homme ? »

Les dinosaures ont disparu pour n’être pas parvenus à développer leur petite cervelle d’oiseaux. L’homme est bien capable de se détruire par sa propre intelligence, s’il n’écoute plus la petite voix qui crie si fort en lui qu’il en est malade, dépressif, stressé de ne pas l’entendre. Allons, faisons-lui confiance. Il va bien s’arrêter un jour. « On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste », proclamait Gébé dans « L’an 01 ».

Ça y est ! J’en vois un. Il s’arrête. Il réfléchit, il tend l’oreille, il entend. Il s’entend enfin. Ce n’est pas trop tôt. Il faudrait que je lui dise quelque chose, pour l’encourager, lui faire comprendre que, moi aussi, il m’arrive de m’écouter. Mais quoi ? Ah oui, je sais : « C’est bien…ça ! »

Bernard Revel

Œuvres citées :

« Pour un oui ou pour un non » de Nathalie Sarraute (Folio théâtre).

« Liaisons intérieures et autres lignes » de Didier Pobel, (Cheyne éditeur, 1997).

« L’an 01 », bande dessinée de Gébé (éditions du Square 1972, réédité par l’Association en 2000), film de Jacques Doillon (1973). 

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S
J'ai lu et puis je me suis tue.
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V
Pourquoi ? C'est pas bien... ça !