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Publié par Bernard Revel

« Ce prince que je fus » de Jordi Soler

 

Traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu. Editions La contre Allée.

 

Petit-fils de Républicains espagnols exilés au Mexique, Jordi Soler est né en 1963 à Veracruz. Vivant à Barcelone depuis des années, il a publié plusieurs romans inspirés de l'histoire de sa famille qui lui ont valu une reconnaissance littéraire, notamment « Les exilés de la mémoire » (2007), « La dernière heure du dernier jour » (2008), « La Fête de l’ours » (2011) *. Il obtient le prix Jean-Morer des Vendanges littéraires pour « Ce prince que je fus » et sera à Rivesaltes le 3 octobre.

 

J’imagine la scène. Federico de Grau, 21 ans, vient de perdre son père, homme d’affaires de la haute bourgeoisie barcelonaise qui dirigeait lentement mais sûrement vers la ruine une fabrique de conserves de thon. Le jeune homme, Kiko pour ses amis, dans son hôtel particulier du quartier de Pedralbes où il est né et qu’il n’avait quitté que pour suivre en dilettante des études à Oxford, reçoit un jour une vieille femme accompagnée d’un enfant, laquelle, venant du Sacromonte, près de Grenade, lui révèle qu’il descend de l’empereur aztèque Moctezuma. Cette nouvelle va bouleverser sa vie. Il enrage tout d’abord contre son père qui lui a caché cette noble ascendance. Ce dernier, en effet, fier de sa part catalane et de son titre de baron de Toloriu, avait rayé de son état-civil sa part aztèque dont il avait honte. Il signait simplement Grau M. Le fait d’être appelé Son Altesse Impériale par Crispin, le petit-fils de la vieille femme, produisit dans l’oreille de Kiko une « épiphanie phonétique ». Il décida de « récupérer le nom de Moctezuma, auquel il avait droit, et d’assumer en toute responsabilité le rôle que lui imposait son lignage ».

L’histoire de « Ce prince que je fus » remonte aux années 1520 lorsque Juan de Grau, baron de Toloriu, débarque avec ses soldats à Veracruz, sur les pas du conquistador Cortés, et découvre la grande cité aztèque de Tenochtitlan construite sur un lac. On ne sait s’il y rencontra l’empereur Moctezuma qui y vivait avec ses femmes et ses 19 enfants. Toujours est-il qu’il quitta la ville sans l’or convoité mais en emmenant de gré ou de force une fille de ce dernier, la princesse Xipaguazin, avec sa suite de 150 personnes dont un sorcier et un chroniqueur. On se doute de la forte impression que fit, quelque temps plus tard, l’apparition de cette foule bigarrée dans ce « trou perdu » de Toloriu, patelin d’une quarantaine d’âmes situé dans les Pyrénées, entre Puigcerdá et la Seu d’Urgell. La princesse dépérit en ce lieu non sans avoir donné un héritier au baron, premier maillon d’une lignée catalane de l’empire aztèque qui se perpétua jusqu’au début de notre siècle.

C’est un employé de banque à la retraite qui se fait le narrateur de cette saga familiale. Un attrait qui, au début, est loin d’être désintéressé puisque c’est après avoir lu quelque part qu’un trésor aztèque y était dissimulé, qu’il débarque à Toloriu et fouille le coin pendant des mois avec un détecteur de métaux. Sa quête le conduit irrésistiblement sur les traces du dernier descendant de la princesse qui a disparu d’Espagne en 1976 et qu’il retrouve dans le village mexicain de Motzorongo en 2012, où son Altesse impériale vit dans une masure avec son fidèle compagnon Crispin. Le narrateur s’installe dans les environs et, au cours des nombreuses visites qu’il lui fait, écoute le prince déchu faire de façon décousue, le temps de vider un cubi de mauvais vin, le récit de ses aventures.

L’homme délabré qu’il a en face de lui a connu des heures de gloire au cours desquelles il était reçu par le dictateur Franco et sa femme, fêté par la noblesse et la bourgeoisie de Barcelone et d’ailleurs, où, entre autres facéties, en compagnie du Caudillo, il fut accueilli à Cadaqués par Salvador Dali plongé dans un bassin en forme de vulve. Sa qualité d’Altesse lui ouvrait toutes les portes et fit sa fortune lorsque lui vint l’idée de créer l’Ordre Impérial et Souverain de la Couronne aztèque et distribua à prix d’or Grand-Croix et titres de noblesse avec territoires fantaisistes. Dans l’Espagne arriérée des années 60, on a les rocks-stars qu’on peut. Ce fut lui un certain temps, se pavanant, « énormes lunettes noires et superbe cape de plumes en couleurs », tel « un avatar de Jimi Hendrix », addict au whisky, parmi les riches héritières à la recherche d’un « célibataire en or ».

Les bonnes choses ne durent pas. La justice et le fisc s’en mêlèrent. Mais quel mal faisait-il, au juste, en profitant de la vanité et de la bêtise des nantis ? « Vue avec une objectivité absolue, toute la noblesse n’est-elle pas une grande, une énorme entourloupe ? » demande le narrateur. Et, plus loin : « De quelle autre manière, si ce n’est intoxiqué par l’autosuggestion, quelqu’un peut-il se sentir noble ? »

L’histoire captivante que raconte avec virtuosité Jordi Soler sous le masque de l’employé de banque à la retraite, est vraie dans ses grandes lignes.

L’église de Toloriu porte toujours les traces gravées du passage de la princesse et, 450 ans plus tard, de son dernier descendant. Seule est fictive la rencontre du narrateur avec le prince dans sa retraite mexicaine. Et, l’imaginant sublime dans son dénuement physique et moral, il tombe sous son charme. « Cet homme qui au début m’avait semblé être un tricheur et un personnage ridicule, qui vivait de sa gloire mitée dans une cahute en ruine à Motzorongo, s’était transformé, à mesure qu’il me révélait son histoire, en un homme digne de respect ».

Bernard Revel

 

Légendes photos de haut en bas :

 

Jordi Soler. Photo Pep Ávila.

Toloriu, dans les environs de Puigcerda.

La princesse Xipaguazin.

Le vrai "prince impérial" avec ses décorations.

 

* On peut lire dans ce blog une note de lecture sur "La fête de l'ours" publiée en décembre 2012 sous le titre : "Jordi Soler : la bête qui est en nous".

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