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Publié par Bernard Revel

Le cabanon à l’étoile d’Hélène Legrais

(Editions Calmann-Lévy-Territoires, 298 pages, 18,90 €)

Et si « le monde d’après » qui en fait fantasmer quelques-uns depuis la crise sanitaire était à rechercher dans « le monde d’avant » ? C’est la question que nous pose Hélène Legrais en faisant revivre dans son dernier roman un « paradis perdu » : le Bourdigou. Dans ce village de bois et de roseaux près de Sainte-Marie, de 1921, année où Galdric construisit la première paillote, à 1979, lorsque les bulldozers le rasèrent complètement, des centaines de familles populaires passèrent entre mer et étang, dans une liberté autogérée, leurs plus beaux étés.

Les années 60 battent leur plein. François Deguelt chante le ciel, le soleil et la mer. Fuyant l’immeuble orgueilleux que ses parents habitent à Perpignan, Estelle coule des jours tranquilles au Bourdigou où s’épanouit son tempérament de femme et d’artiste. Elle vient de recueillir dans sa « Deudeuche » une jeune auto-stoppeuse à qui elle dit en l’invitant dans son « cabanon à l’étoile » : « Le bonheur, il est ici. Sans électricité et sans télévision. Au milieu de cette pauvreté vaillante et joyeuse ». La « gamine » est loin d’être émerveillée : « Il ressemble à un bidonville, ton paradis magique ! » Ainsi commence une amitié heurtée mais de plus en plus étroite entre la Catalane mûre dont la vie plutôt bien réglée se pimente d’un amant marié, et la belle inconnue qui dit s’appeler Cassiopée et partage plus facilement les plaisirs de son corps que les secrets de son cœur. D’où la sentence de l’amant d’Estelle : « C’est elle le danger ».
Mais quand on s’appelle Estelle, qu’on vit dans un « cabanon à l’étoile », comment ne pas voir dans l’intrusion d’une Cassiopée venue de nulle part, un signe astrologique ? C’est le destin qui l’a mise sur la route d’un être tourmenté fuyant son passé à la recherche d’une inaccessible étoile. Et si celle-ci s’appelait Bourdigou ? Estelle s’en persuade et, à mesure que Cassiopée se dévoile, elle se surprend à remplir le rôle de mère qu’elle avait toujours refusé. Pour cette clocharde céleste, elle fera de chaque jour « un feu d’artifice », elle inventera un « tour du monde » dans les limites du département, elle peindra ses tableaux les plus bouleversants.
La rencontre entre ces deux destins ne pouvait avoir pour cadre que le Bourdigou, semble nous dire Hélène Legrais. Dans ce petit monde en voie de disparition, sur lequel, depuis 1961, pèse la menace d’expulsion décrétée par un préfet préparant le terrain pour les nouvelles stations appelées à bétonner le littoral, la solidarité, le partage, l’entraide, la liberté sont un mode de vie au grand air et à la belle étoile. Partout ailleurs s’élèvent des murs, des clôtures, des interdits.

Au Bourdigou, on vit les uns avec les autres. Hélène Legrais décrit d’une plume amoureuse qui idéalise sans doute, cette communauté d’un autre temps, où les vrais Bordigueros comme Galdric le pionnier, les Durozier, famille de saltimbanques bien connue, Ritou, les Doutres, les Garcia et autres, côtoient des personnages fictifs.Ensemble ils décident de la gestion, des travaux, des aménagements, règlent leurs différends, ensemble ils préparent et font la fête pour « leur » bal du 14 juillet, ensemble ils luttent contre l’incendie d’un cabanon. Le feu est leur hantise. « Tant que nous sommes ensemble, aucun feu ne nous fait peur. Rien ne peut venir à bout de nous ! » Estelle croit-elle en ses propres paroles ?

Elle sait bien qu’un autre danger rôde : les bulldozers. « C’était la menace ultime depuis l’évacuation et la démolition des autres villages de cabanes de la côte. L’épée de Damoclès que les Bordigueros savaient être au-dessus de leurs têtes ».
Le récit d’Hélène Legrais renvoie au livre « Bourdigou, le massacre d’un village populaire », publié en 1979 par les éditions du Chiendent. Un ouvrage collectif écrit par les Bordigueros eux-mêmes qui racontent leur quotidien dans l’utopie qu’ils ont bâtie avec leurs mains et leur cœur et que des « rapaces » en costume - politiciens, promoteurs, banquiers - s’acharneront à détruire au prétexte de la sécurité et de l’hygiène mais en réalité au nom du fric.
Malgré la lutte qu'ils organisent, les habitants du Bourdigou devront baisser les bras. 
Le 24 avril 1979, les bulldozers rasent les derniers cabanons. 
« Et pour plus de "sûreté", les décombres ont été incendiés. Pour qu'il ne reste plus rien de cette utopie populaire, égalitaire et solidaire ».          
Il est, pour les humains, des périls invisibles plus dévastateurs que les bulldozers. Le destin de Cassiopée, pauvre étoile de mer, préfigure celui du Bourdigou. Mais rien ne disparait. Nombre de ses anciens habitants gardent toujours leur Bourdigou au cœur, à quoi s’ajoute un point à jamais lumineux dans le ciel intime d’Estelle.   
En redonnant chair avec empathie à cette belle expérience de liberté collective, Hélène Legrais ajoute une nouvelle page forte et émouvante à l’histoire du pays catalan qu’elle raconte pour notre plaisir, livre après livre, depuis 25 ans.

Bernard Revel

 

Le portrait d’Hélène Legrais est de Nanda Gonzague (Opale/Editions Calmann-Lévy).

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