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Publié par Didier Pobel

Tous tes amis sont là d'Alain Dulot

La Table Ronde, 176 p., 16 €

 Le romancier n'était certes pas né lors du vibrant adieu parisien au poète de "Sagesse" et de "Hombres". Et pourtant, la restitution qu'il en donne aujourd'hui en témoigne, il était bel et bien dans le cortège funèbre. Et nous aussi, par la même occasion.

On n'en est plus, en ce 10 janvier 1896, aux "sanglots longs des violons de l'automne". L'hiver est là et bien là lorsque, sous "le bleu glacé du ciel", Paris dit adieu à Paul Verlaine, tout à la fois son "prince des poètes" et son roi de l'absinthe. Après la messe à l'église Saint-Étienne-du-Mont, accompagnée aux grandes orgues par Gabriel Fauré lui-même, un long cortège se déploie du quartier Mouffetard au cimetière des Batignolles. Combien de participants, comme on dit aujourd'hui pour les manifs ?  Entre trois et dix mille, une fourchette qui là encore fait penser aux comptages actuels.
Une chose est sûre en tout cas : il y a du monde. Et du beau monde - essentiellement masculin - au milieu des anonymes. Zola avec "sa barbichette grisonnante d'instituteur laïque", Paul Fort, Jean Moréas, Pierre Louÿs tout juste sorti de l'adolescence, un Paul Valéry de 24 ans et ce bavard de Maurras, toujours l'anecdote accrochée aux lèvres. François Coppée peine à suivre, Gabriel Vicaire fait des haltes au bistrot, Catulle Mendès se permet de lire son journal en évitant les traces de neige. Les visages recueillis côtoient des mines d'étudiants turbulents. Barrès et Mallarmé se concentrent sur les allocutions qu'ils prononceront au moment de l'inhumation, patriotique pour le premier, confuse pour l'autre ("un salmigondis de mots").  Le prêtre, suivi de deux enfants de chœur, brandit bien haut sa croix. Les garçons de café se figent à leur passage.
Alain Dulot n'était pas né à l'époque et pourtant, à n'en pas douter, il y était. Tout en tutoyant le disparu, il nous restitue aujourd'hui - prouesse anachronique dont seule est capable la littérature - ce cérémonial avec une précision et un enthousiasme, nuancés d'une once d'imaginaire, qui feraient presque songer par moments au ton dont usait jadis Léon Zitrone couvrant les rendez-vous princiers. Et avant même qu'il n'évoque le cortège proprement dit cheminant parmi tant de sites qui furent familiers à Verlaine, voici d'abord, sous la plume de Dulot, un certain nombre de moments forts ou de péripéties de la tumultueuse et courte existence du poète de Sagesse et du sulfureux Hombres posthume qui vient de succomber à une congestion pulmonaire à un peu moins de 52 ans.
 

Son compagnonnage trop vite interrompu avec Lucien Létinois, ce "fils par procuration". Son absence aux obsèques de sa pauvre mère en 1886. Son hobby consacré à la dorure et son activité plutôt méconnue de conférencier grassement rémunéré. Le séjour dans le deux-pièces du 39 de la rue Descartes qui mit fin, sinon à la fréquentation des cabarets, du moins à l'errance d'hôpital en hôpital. Le triste adieu à Baudelaire vingt-huit ans plus tôt. Sans oublier les "amours de tigre" avec cette comète nommée Rimbaud qu'un coup de revolver entamera à peine et qu'Alain Dulot, fidèle à l'étiquette de "roman" accolée à sa fausse biographie, nous donne tout à coup à voir, lumineuse figure projetée dans la canicule ardennaise, lors des foins à la ferme maternelle de Roche. 
Et puis ses femmes, bien sûr. Mathilde qui enfanta leur petit Georges. Philomène Boudin qui, en dépit de son patronyme, vivait de ses charmes. Eugénie Krantz, aussi frisée que le suggère son sobriquet scénique de Nini Mouton. C'est elle, justement, "La Krantz", la dernière, cupide comme les autres, qui, atteignant alors "au sublime d'une héroïne antique" à même de faire provisoirement oublier sa destruction "par les alcools et les années", va soudain s'écrier au pied du caveau familial : "Regarde, tous tes amis sont là!".
Des mots qu'on ne pouvait que retrouver à leur juste place dans le titre du beau livre d'Alain Dulot, émaillé d'actualités de l'époque, en hommage au "Pauvre Lélian". Dulot, par ailleurs romancier, essayiste et dramaturge (On lui doit notamment La Reconstitution et Le Marécage, dans la collection "Le Chemin" chez Gallimard en 1983 et 86 et plusieurs autres ouvrages à L'Harmattan), qui, avec la lenteur des deux escargots de Prévert, s'en est ainsi allé à l'enterrement de cette feuille d'automne jamais morte que fut Paul Verlaine.

Didier Pobel 

 

Portrait de l'auteur : Hélène Bamberger - La Table Ronde.

 

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