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Publié par Sébastien Navarro

Connemara de Nicolas Mathieu

(Actes Sud, 396 pages, 22 €)

Il est des fois où citer long s’impose : « Enfin la voix de Sardou, et ces paroles qui faisaient semblant de parler d’ailleurs, mais ici, chacun savait à quoi s’en tenir. Parce que la terre, les lacs, les rivières, ça n’était que des images, du folklore. Cette chanson n’avait rien à voir avec l’Irlande. Elle parlait d’autre chose, d’une épopée moyenne, la leur, et qui ne s’était pas produite dans la lande ou ce genre de conneries, mais là, dans les campagnes et les pavillons, à petits pas, dans la peine des jours invariables, à l’usine puis au bureau, désormais dans les entrepôts et les chaînes logistiques, les hôpitaux et à torcher le cul des vieux, cette vie avec ses équilibres désespérants, des lundis à n’en plus finir et quelque fois la plage, baisser la tête et une augmentation quand ça voulait, quarante ans de boulot et plus, pour finir à biner son minuscule bout de jardin, regarder un cerisier en fleur au printemps, se savoir chez soi, et puis la grande qui passait le dimanche en Megane, le siège bébé à l’arrière, un enfant qui rassure tout le monde : finalement, ça valait le coup. Tout ça, on le savait d’instinct, aux premières notes, parce qu’on l’avait entendue mille fois cette chanson, au transistor, dans sa voiture, à la télé, grandiloquente et manifeste, qui vous prenait aux tripes et rendait fier. »
 

Salle des fêtes Marcelin-Lançon quelque part dans les Vosges. Nous sommes la veille du second tour des élections présidentielles. Les précédentes. Celles de 2017 et du premier duel Macron/Le Pen. Greg vient d’épouser Jenn. Au milieu de la foule qui danse et transpire son alcool sur un Sardou shooté à la cornemuse, Hélène cherche Christophe. Le lecteur n’est qu’à une vingtaine de pages de la fin du livre. L’histoire d’amour entre Hélène et Christophe approche de son épilogue. Sachant que Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018 pour Leurs enfants après eux, ne donne pas dans la bluette, il y a peu de chances pour qu’il nous plante une happy end avec couple enlacé sur fond de nuit étoilée. Ils s’aimèrent en digne famille reconstituée, élevèrent chacun les enfants de l’autre comme s’ils étaient les leurs et vécurent de nombreuses années dans leur pavillon de banlieue. À d’autres. La plume de Nicolas Mathieu est un double tranchant : d’un côté, une lame méthodique et minutieuse, sociologie des quotidiennetés imposées ; de l’autre, une lame plus fougueuse et désespérée, celle qui rappelle que le décor, historique et social, finit toujours pas imposer son poids de déterminisme à des personnages rongés par une mélancolie dont ils peinent à déterminer les contours. L’enjeu de Connemara est donc ce spectre insaisissable, tour à tour planqué dans les plis biographiques de Hélène et Christophe mais aussi disséminé dans le Zeitgeist du moment : soit cet air du temps, mouvant en surface mais terriblement ankylosé dans ses profondeurs. Des vies dont on s’épuise à s’assurer un quelconque contrôle, la tête maintenue à la surface d’une eau trouble sous laquelle s’agitent bras et jambes. « Le sentiment de gâchis, la lassitude et l’impossible marche arrière. Il fallait vivre pourtant, et espérer malgré le compte à rebours et les premiers cheveux blancs. Des jours meilleurs viendraient. On le lui avait promis. » Ainsi pense Christophe au volant de sa bagnole.
Hélène et Christophe donc. Banalité jusque dans les prénoms. Deux quadras arrivés au point de bascule de leur vie affective et professionnelle : elle, senior manager dans un cabinet de conseil, deux gosses et mariée jusqu’à l’ennui avec Philippe, cadre commercial toujours en vadrouille ; lui, ancienne gloire du hockey local, séparé de la mère de son fils et vendeur de croquettes pour chien. Elle, ambition chevillée au corps, jouant des coudes pour grimper les ultimes échelons d’Elexia, boîte qui fait son beurre sur les gabegies de la nouvelle régionalisation promue sous Hollande ; lui, obligé d’accompagner les dernières années d’un père atteint d’une maladie dégénérative tout en négociant au mieux son retour sur les patinoires locales. C’est à partir de ces vies, encastrées dans le labyrinthe balisé de leurs déplacements pendulaires, accrochées aux franges de quelque fantasme de jeunesse revisité à coups de flashbacks, que Nicolas Mathieu dépeint avec patience la fresque ordinaire de ces amants qui se retrouvent plus de deux décennies après le rendez-vous manqué de leurs années de lycée. Le sexe est là, permanent, en maraude. S’il permet des échappées remarquables d’intensité, il ne consolide rien. Rassasiés et épuisés, les corps sont comme des bois flottés échoués sur une grève de novembre. Alors Nicolas Mathieu glisse une de ces micro-scènes dont il a le secret : après une séance de baise torride dans un hôtel, Hélène s’allume une clope. Christophe lui fait remarquer que le geste n’est peut-être pas judicieux. Elle, refroidie : « Écoute. On va pas commencer à se parler comme ça ». Lui : « Qu’est-ce que tu veux dire ? » Elle : « Se parler comme si on pouvait tout se permettre. Comme un couple. Comme des cons ». Fuir la routine, là est l’obsession. Mais la quête est vaine tant les protagonistes semblent incapables de penser leur condition : cet aimant qui tout à la fois les sépare et les étreint.

Sébastien Navarro 

Portrait de Nicolas Mathieu : © Actes Sud, Bertrand Jamot

 

 

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