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Publié par Bernard Revel

Femmes d’hier de Jean Guilaine
Editions Odile Jacob, 430 pages grand format, 45 €
Prix Jean Morer des Vendanges littéraires 2022, Jean Guilaine sera à Rivesaltes le dimanche 2 octobre.

Né à Carcassonne en 1936, Jean Guilaine a été directeur de recherche au CNRS avant d’occuper la chaire des « Civilisations de l’Europe au Néolithique et à l’Âge du Bronze ». Membre de l’Institut de France, il est président d’honneur de la Société préhistorique française. Parmi ses nombreuses publications : « La France d’avant la France », « La mer partagée. La Méditerranée avant l’écriture », « La seconde naissance de l’homme ». Jean Guilaine raconte son enfance audoise dans « Un désir d’Histoire » (Garae Hésiode, 2010). Il est aussi l'auteur d'un roman dont l'action se situe au Néolithique : « Pourquoi j'ai construit une maison carrée » (Actes Sud 2006).

Ayant pris depuis quelques années un ton passionné voire violent, l’actuel débat sur la condition féminine et la dénonciation d’une société patriarcale qui s’est perpétuée au cours des siècles, relance la question de la domination masculine. En a-t-il toujours été ainsi ? La « femme des origines » était-elle soumise à l’homme ? Oui, si on se réfère aux premiers écrits de l’humanité. Mais si on remonte à des temps plus lointains, ceux du Néolithique en particulier, soit entre 10.000 et 2.000 ans avant notre ère, pendant lesquels les chasseurs-cueilleurs devinrent peu à peu des agriculteurs, la réponse est plus hasardeuse. Cela n’a pas empêché écrivains et historiens de bâtir des théories globalisantes qui, étant donné la durée de la période et la grande diversité des vestiges, ne pouvaient prétendre à une valeur scientifique. L’archéologie, « discipline à part entière », ne pouvait se soumettre à de telles hypothèses, si séduisantes fussent-elles. Elle avait son mot à dire. Et ce « mot », Jean Guilaine en a fait un livre, sous-titré « Images, mythes et réalités du féminin néolithique », inspiré des leçons qu’il donna de 1998 à 2002 au Collège de France.

Le moins qu’on puisse dire est que la femme du Néolithique a laissé d’innombrables traces, sous forme de figurines surtout, de stèles et de statues-menhirs, mais aussi dans des scènes collectives de l’art rupestre. C’est cette iconographie issue de fouilles autour de la Méditerranée et en Europe, que Jean Guilaine nous décrit en s’appuyant sur d’abondantes illustrations. A commencer par « l’Origine du monde » que, 35.000 ans avant Gustave Courbet, un peintre anonyme reproduisit sur les parois de la grotte Chauvet en Ardèche : « Une belle toison brune, triangulaire, dominant une fente vulvaire encadrée par deux cuisses potelées ». Et il ne fut pas le seul : « Lorsque les tout premiers artistes ont daigné s’aventurer dans ce domaine des figurations humaines, ils se sont souvent limités à peindre ou graver un élément bien particulier : le sexe ».

L’inventaire très détaillé que fait Jean Guilaine des figurines mises au jour, montre la femme sous toutes les formes possibles : en croix, en violon, en sablier, en pots, cylindrique, plantureuse ou, comme les Dames de marbre des Cyclades, d’une grande pureté de lignes. Diversité qui se retrouve aussi dans la représentation de tous les organes de la tête au pied. Femmes debout, assises, bras levés, mains sur les seins, jambes écartées, enceintes, danseuses (sur une fresque espagnole, elles semblent danser la « Macarena » !), elles nous apparaissent dans leur quotidien en gardant toutefois leur part de mystère. Trônent-elles ? Prient-elles ? S’offrent-elles ? Sont-elles vénérées ?
La richesse de l’iconographie néolithique a donné lieu à de nombreuses interprétations. Jean Guilaine les passe en revue avec le recul de l’archéologue de terrain que rend sceptique toute tentative de généralisation à partir de quelques « vestiges extirpés à la terre ». S’il reste modéré dans ses critiques, il réfute catégoriquement la théorie du culte d’une Grande Déesse incarnant un âge d’or de la condition féminine.
Cette thèse a séduit de nombreux auteurs, de Mircea Eliade, qui place la femme du Néolithique sur un piédestal, à la préhistorienne Marija Gimbutas dont l’évocation d’un « monothéisme néolithique » autour de la « Grande Mère » nous vaut cette formule ironique de Jean Guilaine : « Au Néolithique déjà il y a Dieu et Dieu est femme ». Ces théories tendent à montrer, ajoute-t-il, qu’il « aurait existé dans l’histoire humaine un moment faisant la démonstration qu’une autre société a été et est donc possible : plus sereine, plus pacifique, économiquement prospère et cela grâce à la place qu’occupaient les femmes dans les instances de décisions. » De quoi susciter l’enthousiasme des féministes dans les années 70.

Mais Jean Guilaine ne trouve dans les observations archéologiques aucune preuve étayant cette séduisante théorie : « Ramener ce monde en constant mouvement à un modèle unique et stable n’est guère soutenable », écrit-il. Selon lui, rien ne prouve que les figurines représentent des divinités : « La Grande Déesse apparait comme une construction intellectuelle ». Le plus vraisemblable, estime-t-il, est qu’elles sont tout simplement des éléments du fonctionnement social. S’ensuit une explication convaincante de l’usage des figurines dans la sphère domestique. Mais pour nous aujourd’hui, par la variété des expressions du féminin qu’elles donnent à voir, elles prennent une toute autre dimension en faisant du Néolithique le moment de « la véritable naissance de l’art ».
Et la condition féminine dans tout ça ? Y a-t-il toujours eu une suprématie masculine ? Peut-on dire que l’homme était de tous temps chasseur et la femme cueilleuse ?  Là aussi, les figurines « parlent » mais ne disent pas tout. Elles nous montrent des femmes avec enfant, agricultrices, bergères, apicultrices, porteuses d’eau, tisserandes. Le partage du travail entre les deux sexes reste flou. L’apparition de l’arc et de l’araire marque-t-il le début de la domination de l’homme désormais voué à la chasse, à la guerre et aux travaux des champs, et reléguant les femmes à la maison ? Jean Guilaine laisse la question ouverte.
L’essentiel est dans l’écoute du récit muet des figurines, qui ouvre toujours à ce natif de Carcassonne âgé de 86 ans, enfant modeste que « le désir d’histoire » mena à la chaire d’archéologie au Collège de France, « une inépuisable source de réflexion ». Et aux lecteurs aussi.

Bernard Revel

* Les mots en italique sont extraits de l'ouvrage de Jean Guilaine.

Illustrations (de haut en bas) :
- Couverture du livre de Jean Guilaine représentant la « Ballerine de Mamariya » (Haute-Egypte).
- Jean Guilaine sur les sites des dolmens de Fades et de Saint-Eugène dans l’Aude.
- Dame de Saint-Sernin (statue-menhir, musée Fenaille, Rodez).
- Dame de marbre des Cyclades.
- Dame de Pazardzik (Bułgarię).

 

Fondation Christiane et Jean Guilaine

Lors de son comité du 20 janvier 2017, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a approuvé la création en son sein de la fondation Christiane et Jean Guilaine associant l’archéologue et son épouse Christiane (1942-2016) qui fut sa collaboratrice permanente autant sur le terrain que dans l’élaboration de son œuvre scientifique.
L’un des objectifs de la fondation consiste dans l’attribution d’un prix d’un montant de 10 000 € destiné à honorer des archéologues s’étant distingués par une œuvre reconnue dans le domaine de la Protohistoire.
Le prix 2022 a été décerné à Fulvia Lo Schiavo pour couronner l’ensemble de ses travaux.

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