Lola Lafon, au milieu des fantômes
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Quand tu écouteras cette chanson - Lola Lafon
(Stock, 248 pages, 19,50 €)
« Écrire son journal est un serment, aussi, un jeu d’enfant auquel on ne renonce pas. Un jeu dont on fixe les règles : on se racontera sa propre histoire, comme à une autre ». Sur le bâtiment sis 20 Westermarkt à Amsterdam, la nuit est tombée. Pour Lola Lafon, elle sera blanche. L’écrivain a accepté de passer une nuit au Musée Anne Franck, dans cette Annexe où vécurent terrées pendant deux ans huit personnes de juillet 42 à début août 44. Ordinateur, carnet, journal intime, dentifrice et brosse à dents, thermos et barrette de Lexomil, Lola Lafon est parée. En fait non, Lola Lafon n’est pas du tout parée. Quelque chose la bloque et la tétanise. Un mélange de peur et de pudeur. Elle se questionne sur sa légitimité à être ici, sur sa capacité à encaisser les heures à venir, seule dans ce lieu de mémoire à gueule de dédale. Au fond, tout au tréfonds d’elle, quelque chose la travaille. Elle le redoute autant qu’elle l’attend. La mémoire historique, le destin à la fois tragique et mondialement reconnu de la gamine Franck, tout ça agit comme un révélateur. Pas simplement du monde et de ses bestiales convulsions mais aussi des déchirures et des angles morts de sa propre biographie.
« Certains vont à la rencontre de leur vie, ils s’en saisissent, d’autres se tiennent légèrement de biais : ils l’écrivent. » Officiellement, Lola Lafon écrit depuis une vingtaine d’années, depuis la parution de son premier roman, Une Fièvre impossible à négocier en 2003. Dans la vraie vie, Lola écrit depuis toujours. Du moins, depuis qu’elle sait tenir un crayon et gérer la syntaxe. Qu’elle soit roumaine ou bien française. Écriture, polyglottisme, voilà qui tisse une première diagonale vers Anne Franck. La seconde a trait à leur judéité. Une judéité de gauche et sans trop de bondieuserie, qui louche vers l’aura émancipatrice de la France, pays des Lumières et des Droits de l’Homme. Un idéal pareil ça scintille pour des lustres, même après les massacres coloniaux, le zèle collaborationniste et la sans cesse renouvelée gestion policière des éternels indésirables. Dans cette diaspora des familles et des affects, Lola Lafon nous entraîne dans un cheminement intérieur fait de nœuds et de bifurcations.
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Elle nous raconte l’histoire des Frank, famille de juifs allemands qui fuient le Reich en 1933 pour Amsterdam où ils pensent que la vie leur sera moins dure. C’était sans compter les appétits d’ogre de la botte nazie. Reclus de longs mois dans l’Annexe, les Frank seront cueillis en août 44 par la soldatesque. Seul Otto, le père, reviendra des camps. Sans ses filles. Mis à l’abri par une proche de la famille, Miep Gies, le précieux journal d’Anne Frank connaîtra le destin que l’on sait. Au fil des décennies et des tensions géopolitiques, plusieurs versions du journal verront le jour, expurgées tour à tour de passages jugés trop charnels ou bien trop politiques.
« L’histoire des juifs d’Europe centrale, je m’en suis écartée à l’adolescence. J’ai tourné le dos à l’abîme. Je ne voulais pas entendre, pas savoir. Leurs cauchemars ne seraient pas les miens. Ce que je souhaitais, c’était faire partie d’une famille normale. Qui ne soit le sujet d’aucun livre d’histoire, qui ne suscite ni pitié, ni haine ». Lola Lafon nous confie ce que jeune fille elle a infligé à son corps, entre discipline de fer liée à la danse et période d’anorexie. Autant d’exigences et de mises à l’épreuve pour tenir à distance les affres d’un passé familial qui ne pouvait être qu'héritage maudit et perpétuation du malheur. Que savait-elle au fond de celles et ceux des siens qui avaient péri dans les camps ? Pas grand-chose tant on sait que les survivants étaient incapables de raconter. « Il faudrait de nouveaux mots pour dire. Ou alors aucun. » Fuyant le « quotidien paranoïaque » de la Roumanie de Ceaușescu pour la France, Lola danse, chante et écrit. Sa blondeur et sa voix cristalline la rendent solaire. Presque évanescente. L’image est trompeuse. Son premier disque, sublime folk-rock balkanique, s’appelle Grandir à l’envers de rien (1). Il aurait pu s’appeler Grandir à l’abri de rien tant les chairs d’une dévorante nostalgie semblent toujours à vif.
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« Il est bientôt minuit et je ne suis pas encore entrée dans la chambre d’Anne Frank, pourtant mitoyenne. J’irai plus tard ». De fait, plusieurs fois l’écrivain se poste devant la porte de la chambre sans pouvoir y entrer. Quelque chose la bloque et l’empêche. Pris dans le tourment et l’infernale attente, le lecteur croit savoir. Après tout, il est le confident privilégié de cette nuit passée entres les murs froids et aveugles du 20 Westermarkt. Mais il se trompe. Comme un palimpseste, il y a toujours d’autres fantômes sous les fantômes du passé. Après les coups tranchants de la cognée, le bois fendu laisse apparaître les cernes de croissance. Tout s’y lit ou s’y devine : de l’histoire de l’arbre à celle de son environnement. Dans les cernes de Lola, il y a une autre vie fauchée. Celle d’un jeune homme sur lequel elle n’a jamais pu écrire une ligne. La chambre d’Anne Frank fait sauter le verrou. Lola se penche et s’épanche sur cette silhouette adolescente qu’elle a côtoyée alors qu’elle n’était qu’une enfant. Le titre du livre, Quand tu écouteras cette chanson, lui est dédié. La chanson est un vieux tube des Bee Gees. I started a joke. C’est un titre kitsch, énigmatique et langoureux. Quand on l’écoute après avoir refermé le livre de Lola Lafon, on a comme un poids de tristesse qui vous enserre la poitrine. On repense à la petite communiste qui ne souriait jamais (2). Et on se dit que l’écrivain n’a jamais lâché un certain continuum : la littérature pour dire les femmes et leur tortueux chemin vers l’émancipation.
Sébastien Navarro
- Grandir à l'envers de rien de Lola Lafon et Leva paru en 2006 chez Label Bleu / Harmonia Mundi
- La Petite Communiste qui ne souriait jamais – Lola Lafon – Actes sud - 2014