J. Delteil et F. Bauby : l’alchimie des lieux
Joseph Delteil : redevenir le premier homme
Revue Instinct nomade, 619 rue Henri de Navarre 24130 Le Fleix (392 pages, 22€). La revue publie aussi « Joseph Delteil Lieux dits », textes et dessins de Jacques Ibanès et Bernard Deson (112 pages, 14,90€).
Hélène Legrais : L’Alchimiste de Sant Vicens
Calmann-Lévy Territoires, 320 pages, 19,90€.
La chambre de la rue de Verdun à Carcassonne, la maison aux volets verts de Narbonne, l’appartement de la place des Vosges à Paris, le château de Saché au cœur du « lys dans la vallée », le domaine de « la bonne dame » à Nohant, dans ces quelques lieux qu’il m’est arrivé de visiter, qui furent habités en leur temps par Joë Bousquet, Charles Trenet, Victor Hugo, Honoré de Balzac et George Sand, que cherchais-je ? Je l’ignore. Ils vivaient là et, longtemps après eux, je me retrouvais à mon tour dans leur cadre intime où ils n’étaient plus mais où tout me reliait à ce qu’ils furent. Leurs œuvres m’accompagnant dans ma visite, je ressentais en ces lieux inconnus une impression de retrouvailles.
Ces demeures sont toujours « habitées ». La Tuilerie de Massane à Grabels ne l’est plus. Depuis la mort de Joseph Delteil en avril 1978 et de Caroline quatre ans plus tard, elle a été pillée par les uns, vandalisée par les autres et abandonnée à la ruine du temps. Un projet immobilier transformera peut-être en centre culturel le cœur, détruit par indifférence et cupidité, d’une aventure littéraire appelée « la Deltheillerie ». Mais ce que fut la Tuilerie, lieu de rendez-vous d’écrivains et artistes illustres ou non, de jeunes rêvant de changer la vie, n’existe plus. Et ce n’est plus dans ses vignes arrachées, dans sa cave détruite, dans son capharnaüm déserté qu’il faut rechercher la moindre trace de Delteil. Mais dans nos têtes.
Ses livres vivent toujours, heureusement. La communauté des « deltheilliens » est plus vivante et active que jamais. Le dernier numéro de la revue « Instinct nomade » dirigée par Bernard Deson, en est la preuve. Plus de 380 pages bien tassées dans lesquelles, sous le cri de ralliement « redevenir le premier homme », une trentaine d’auteurs explorent toutes les facettes de Joseph, petit pauvre de l’Aude devenu la coqueluche du Paris littéraire des années vingt, puis l’ermite de la Tuilerie avant que ses écrits et propos ne le transforment en visionnaire. Michel Onfray voit en lui un « Diogène occitan » proche de Montaigne. « Un libertaire comme je les aime », écrit-il, tout en saluant la « révolution » que propose « sans en avoir l’air » l’auteur de « Jésus II » : vivre en homme du paléolithique.
Jean-Louis Malves qui a consacré plusieurs livres à Delteil, insiste sur l’importance de ce « penseur qui dérange » et souligne sa proximité avec Camus. Delteil et ses vignes, Delteil et sa cuisine, Delteil matador du langage, Delteil et le surréalisme, Delteil et Mai 68, et d’autres « Delteil » encore font la richesse de cette revue à la gloire de celui qui demeure, selon Frédéric-Jacques Temple, « un merle blanc de notre littérature ».
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A Perpignan aussi, il y avait un merle blanc au siècle dernier. Son domaine, ce n’était pas la littérature mais l’art. Pourtant, il n’était pas un artiste. C’était un « poissonnier ». Il s’appelait Firmin Bauby. Contrairement à la Tuilerie de Massane, son domaine reste aujourd’hui, 41 ans après sa mort, un lieu de vie et de création préservé. Après les cabanons du Bourdigou, Hélène Legrais, que le contraste a dû stimuler, a fait de cette « belle maison de maître » entourée d’un parc romantique le cadre de son dernier roman, « L’Alchimiste de Sant Vicens ».
Dans les années cinquante, Firmin Bauby, qui avait ouvert en ce lieu un atelier de céramique où naissaient des mains de « l’élite artistique du moment » les créations « les plus avant-gardistes », tenait aussi à ce que les Perpignanais s’y sentent chez eux, puissent s’y promener, y faire leurs photos de mariage et y admirer chaque hiver une crèche installée à l’intérieur d’un foudre. Petit homme toujours de blanc vêtu, il scandalisait les bien-pensants catalans par ses « tendances particulières »qu’il assumait « avec un naturel que d’aucuns prenaient pour de la provocation ». Bref, il n’avait rien pour plaire à son voisin, André Escande, professeur de mathématiques à la retraite, qui ne supportait pas le tapage provenant de Sant-Vicens lorsque « ces fainéants, ces jouisseurs, ces débauchés » se défoulaient. Des « fainéants » qui, à l’occasion, avaient pour nom Jean Lurçat, Pablo Picasso, Salvador Dali, Charles Trenet ou… Catherine Deneuve !
Mais l’irascible Escande n’en a que faire. Pour ce tyran conjugal qui impose depuis toujours à sa femme Suzanne son ordre austère où la fantaisie, le plaisir, les couleurs n’ont pas leur place, Sant Vicens représente ce qu’il déteste le plus au monde : l’art dans toute son inutilité. Plus anti-Bauby que lui, tu meurs. Dans les romans d’Hélène Legrais, il arrive qu’une étoile fasse des miracles. Suzanne et Vivi, petite autiste irrésistiblement attirée par une fresque de Jean Lurçat, tomberont sous son charme. Le professeur Escande sera-t-il à son tour touché par la grâce de Sant Vicens et de son alchimiste ? La réponse coule de source.
Si le charme Legrais opère toujours, son roman nous laisse un regret, celui de voir la place réservée aux personnages fictifs éclipser l’histoire vraie et hors du commun qu’a vécue Sant Vicens au temps de Firmin Bauby. Mais, comme nous l’a confié son autrice : « J’ai reçu des messages de lectrices d’ailleurs en France qui ne connaissaient absolument pas Sant Vicens et n’auraient jamais lu un livre racontant simplement son histoire, qui y sont entrées par le biais de cette intrigue romanesque et de mon vieux grognon trop cartésien. C’est un des buts recherchés ! »
En ce sens, c’est donc une réussite.
Bernard Revel
(Légende photo)
Firmin Bauby (à droite) avec Simone et Jean Lurçat devant la fresque en céramique réalisée par ce dernier à Sant Vicens. (D.R.)