Daniel Delort, l’artisan de la nouvelle
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L’édition a perdu le plus désintéressé de ses artisans, la nouvelle littéraire son meilleur découvreur, la terre d’Aude un sacré dénicheur d’histoires et moi, j’ai perdu un ami. Sa mort, survenue à 75 ans le 1er février, n’a pourtant pas fait les gros titres de la presse. Normal : Daniel Delort et sa femme Martine avaient fui Saint-Germain-des-Prés depuis belle lurette. Elle était attachée de presse aux éditions du Seuil et lui, venu de sa Dordogne natale, laborantin dans un hôpital parisien et poète. Il venait de faire publier à compte d’auteur en 1973 - il avait 26 ans - un recueil intitulé L’alphabet muet du doute qui obtint un prix de l’Académie française mais ne fut pratiquement pas diffusé. Car l’histoire avec le monde de l’édition commençait mal pour lui : il était tombé, comme beaucoup d’aspirants écrivains à l’époque, sur un arnaqueur. Mais c’est justement cette mésaventure dont est né son militantisme contre le compte d’auteur, qui fit naître sa vocation : le couple quitta Paris et s’installa dans un presbytère délabré à Villelongue d’Aude, près de Limoux, pour y créer sa propre maison d’édition, l’Atelier du Gué. « On voulait faire un livre de nos mains, expliquait Martine Delort. D’où le choix du mot atelier et non édition ».
Nous étions en 1975. J’étais journaliste à Carcassonne. Et très vite, par affinité bien sûr, le chemin du presbytère de Villelongue me devint familier. Je m’entendais très bien avec Daniel. Étant d’un naturel assez réservé, je suis attiré en général par les caractères expansifs. Lui, c’était un barbu plutôt taciturne. De longs silences s’installaient entre nous quand nous étions seuls, au sous-sol, où Daniel faisait cliqueter sa petite imprimerie. Cela ne nous gênait pas. Quand Martine, plus diserte, était présente, la discussion s’animait. Nous nous laissions porter par elle. Daniel était d’une grande patience, mais on sentait en lui de fortes convictions qui perçaient sous certaines réflexions dont l’ironie n’épargnait pas le microcosme littéraire.
Le premier livre sorti de l’Atelier du Gué et dont j’avais corrigé le manuscrit, fut, en 1976, Les nouvelles de Lisette de Betty Duhamel, jeune femme brillante et enjouée. Elle était l’amie d’un étudiant dont elle fit une description saisissante dans un roman qui parut la même année chez Gallimard : Gare Saint-Lazare. Un certain Patrick Modiano.
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Il y avait toujours au presbytère un écrivain de passage, plus ou moins fauché, reçu dans la plus grande simplicité. Devant l’immense cheminée flamboyante mais peu calorifère, il fallait se serrer au bout de la grande table en bois massif pour se tenir dans le petit cercle épargné du froid. Car le presbytère était la maison des courants d’air. Mais le vin et autres remontants apportaient les degrés nécessaires pour attiser les discussions à bâtons rompus en vue de refaire le monde des livres ici et maintenant.
Les Delort ont très vite décidé de se consacrer exclusivement à un genre qu’aucune revue littéraire ne mettait en valeur : la nouvelle. C’est ainsi qu’ils lancèrent Le Gué (40 pages de nouvelles et de notes critiques) qui deviendra en 1981 Brèves (104 pages) dont le n° 121 vient de paraître (160 pages). Leur revue qui est depuis longtemps une référence, a accueilli en 48 ans des centaines d’auteurs, certains, devenus célèbres, y ayant fait leurs premières armes. C’est dans le n° 23 de Brèves qu’ils publièrent en 1986 le premier texte en français du Chinois Gao Xingjian, futur prix Nobel de littérature (2000). Un exemple confirmant, après d’autres, leur réputation de découvreurs.
La curiosité des Delort s’exerça dès le début sur la région où ils s’étaient enracinés. Daniel rêvait d’une revue explorant toutes les facettes de l’Aude. Il me demanda de la diriger avec lui. Terre d’Aude parut en 1977. Elle fut remplacée par une collection de petits livres traitant chacun d’un thème précis : les vins de qualité, les travaux de la terre, la cuisine occitane, la lutte de chevriers pour leur survie dans les Corbières, l’opposition aux centrales nucléaires, etc. Une nouvelle aventure commençait. Elle renforça encore plus notre complicité. Nous partions en expédition à travers le département pour fourguer dans les villages, à des buralistes, des épiciers et autres boutiquiers méfiants, quelques exemplaires dont nous vantions les mérites. Nous faisions des rencontres parfois encourageantes, parfois décevantes. Confrontés à l’Aude profonde, entre coups de cœur, vexations et rigolades, nos rêves se heurtaient à une réalité têtue qui ne nous empêchait pas d’avancer. Nous étions plus têtus qu’elle.
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Les visites chez les Delort me reviennent comme le souvenir d’un temps heureux pour Susanne et moi, jeunes parents nous promenant dans les vignes de Villelongue, accompagnés de Laurence, leur si vive fillette qui illustre à présent avec talent les couvertures de Brèves.
Nos chemins se sont séparés un jour. Mais nous restions en contact. Daniel a participé quelquefois avec ses livres aux Vendanges littéraires de Rivesaltes. Et puis, son cœur l’a empêché de revenir. C’était à moi d’aller le voir dans son presbytère.
Bernard Revel