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Publié par Bernard Revel

Vous connaissez le fameux sketch des Inconnus qui parodie un jeu télévisé. L’animateur demande aux deux candidats « qui a écrit les fables de La Fontaine ? » Véronique répond : « La Fontaine ! »Deuxième question : « Qui a écrit Les Lettres de mon moulin ». Réponse de Mamadou : « Mon Moulin ! »  Eh bien non, Mamadou, tout le monde sait depuis le collège que c’est Alphonse Daudet. Mais est-ce vraiment sûr ? Une chose est certaine, parmi ces lettres, l’une des plus célèbres n’est pas de lui. Il s’agit du « Curé de Cucugnan ». Alphonse Daudet le reconnait lui-même en conclusion de son texte : « Et voilà l’histoire du curé de Cucugnan, telle que m’a ordonné de vous la dire ce grand gueusard de Roumanille, qui la tenait lui-même d’un autre bon compagnon ».
Joseph Roumanille (1818-1894), ami de Frédéric Mistral, était l’un des fondateurs du Félibrige, association œuvrant pour la défense de la langue provençale, autrement dit l’occitan. Il fit paraître en 1867 dans « L’Armana Provençau » en prose provençale « Lou Sermou dal Curat de Cucugnan ». C’est ce texte que raccourcit et traduisit en français Alphonse Daudet. Mais comme l’écrit ce dernier, Roumanille n’a rien inventé puisqu’il s’est inspiré d’une histoire publiée par « un autre bon compagnon ».
Bon compagnon ? Pas sûr. En 1859, parut dans la revue La France littéraire le récit d’un voyage dans les Corbières. Son auteur, Blanchot de Brenas (1838-1877), exerçant la profession de juge dans l’Allier, relate en français, parmi d’autres histoires, le sermon du curé de Cucugnan. Le texte passa inaperçu. Mais lorsque fut publiée en 1866 dans le journal l’Événement la version de Daudet, son succès attira l’attention de Blanchot de Brenas qui poursuivit Roumanille en justice pour plagiat. Il n’obtint pas satisfaction mais Mistral fit paraître en 1868 quelques lignes dans l’Armana attribuant à Blanchot de Brenas la paternité du Sermon.

Affaire classée, pensez-vous. Pas du tout ! Blanchot de Brenas n’a rien inventé. Car, en réalité, il y eut un curé qui prononça à Cucugnan même le fameux sermon. La découverte fut faite par le docteur Pélissier qui, lorsque parut la version de Roumanille, se souvint du récit en classe d’un de ses camarades du Petit Séminaire de Carcassonne, Baptiste Ruffié. L’oncle de ce dernier, l’abbé Ruffié, curé de Cucugnan, avait conté en chaire son « voyage » du paradis aux enfers. Blanchot de Brenas, se baladant dans les Corbières avait eu vent de cette histoire et se l’était appropriée.
Le facétieux abbé Ruffié est donc l’inventeur, à Cucugnan même, de l’immortel sermon ? Ce serait trop beau. Le conte n’est pas né à Cucugnan. Le félibre audois Achille Mir (1822-1901), lève un coin du voile en 1882. Publiant « en vers carcassonnais » sa propre version du « Sermou da Curat de Cucugna », il écrit en exergue que celui-ci a été « pondu » en premier lieu par « la muso de Birat ». C’est quoi cette muse ? Dans une conférence qu’il donna en 1927, sous le titre « L’inventeur du Sermon du Curé de Cucugnan », le docteur Paul Albarel (1873-1929), félibre audois, nous éclaire enfin : le « vrai » inventeur c’est Hercule Birat (1796-1872).
Ce poète narbonnais publie en 1860 un recueil intitulé « Poésies narbonnaises » constitué de textes écrits entre 1837 et 1857. Parmi ceux-ci : « Le Sermon du Père Bourras », curé de Ginestas, œuvre en vers octosyllabes et en français introduite par ces mots : « On prétend que le père Bourras, mécontent de ses paroissiens, qui n'étaient pas exacts aux offices ou qui dormaient à ses sermons imagina un jour de leur dire, pour les effrayer sur les suites de leur indifférence religieuse, qu'ayant été́ dans un rêve enlevé́ au ciel, il avait demandé́ à la porte du paradis s'il s'y trouvait des gens de Ginestas ; que, sur la réponse négative de Saint-Pierre, il s'était transporté au purgatoire, où on lui avait dit qu'il n'y en avait pas un seul, et qu'enfin, étant descendu aux enfers, et y ayant fait la même question, le portier du satanique empire lui avait répondu que les Ginestanais s'y trouvaient en masse ».

L’histoire du Sermon telle que nous la connaissons est résumée dans ces lignes.
Nul doute que le curé de Cucugnan de l’époque a fait sienne la ruse du Père Bourras pour impressionner ses brebis égarées.
Jugé par Albarel « sans valeur littéraire », le texte de Birat avait au moins cette qualité d’être assez inspirant pour devenir, à travers l’abbé Ruffié, Blanchot de Brenas, Roumanille et Alphonse Daudet un classique de la littérature et faire la gloire de Cucugnan.
A ce titre, l’obscur poète narbonnais mérite de sortir enfin du purgatoire.

- Toc, toc,toc !
- Qui frappe en-bas ?
- Beau Saint-Pierre, c’est Hercule Birat.
- Enfin te voilà ! Tout Cucugnan et son curé t’attendent ici !

Bernard Revel

 

 

 

Dessins de Narcisse Salières illustrant les œuvres complètes d’Achille Mir en trois volumes (Editeur Louis Bonnafous, Carcassonne, 1922).

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