Je me souviens de Maurice Nadeau
J’étais soldat. Je rêvais d’être écrivain. Je venais de terminer un récit intitulé « Le Clou ». Je l’avais dactylographié, comme on disait à l’époque, pendant mes longues nuits de garde du coffre-fort de la caserne dans un bureau qui présentait l’avantage d’être équipé d’une machine à écrire. J’ai envoyé des exemplaires à une dizaine d’éditeurs, les plus prestigieux bien sûr. J’étais anxieux mais plein d’espoir. Les réponses ont commencé à arriver après quelques semaines. Elles étaient toutes négatives. Du style : « Notre comité de lecture a pris connaissance avec plaisir et intérêt de votre manuscrit. Malheureusement, il ne nous est pas possible d’en assurer la diffusion, notre programme étant actuellement par trop chargé et arrêté pour de longs mois » (Gallimard). Ou bien : « Notre comité de lecture a lu avec intérêt votre manuscrit. Nous regrettons toutefois de vous faire savoir que, en dépit de ses qualités, nous n’avons pu le retenir pour notre programme d’édition. Mais nous serions très heureux que vous acceptiez de nous transmettre la suite de vos travaux » (Minuit). C’était partout le même refrain : vous êtes un génie mais, désolé, notre programme est bouclé.
Une seule lettre se démarquait des autres. Elle était écrite à la main. « Cher monsieur, Je crois que le thème du Clou est une bonne trouvaille. Mais je ne pense pas que vous l’ayez traité avec une distance suffisante à l’égard de, disons, Robbe-Grillet. Je perçois souvent le ton de la plaisanterie et je me demande si cela ne serait pas plutôt parfois du pédantisme. Votre écriture est en outre souvent incorrecte. Mais vous êtes jeune, et vous avez l’avenir devant vous. Si ce manuscrit constitue votre premier essai, ma foi, vous pouvez continuer. En comptant plus sur l’écriture que sur « l’idée », si ingénieuse qu’elle soit. Avec mes meilleurs sentiments, Maurice Nadeau ».
J’étais déçu. J’étais surtout vexé. Je hantais depuis le lycée les rayons de la bibliothèque de Narbonne. J’y avais découvert « Les Choses », le premier roman de Georges Pérec, édité dans la collection « Les Lettres Nouvelles » que dirigeait Maurice Nadeau. Ç’avait été une révélation. Je voulais marcher sur ces traces-là. J’ai écrit « Le Clou » sous l’influence de Pérec et avec la conviction d’avoir trouvé le truc qui retiendrait l’attention de son éditeur. L’homme qui avait été le premier à publier Claude Simon et avait fait connaître en France Gombrowicz, Henry Miller, Malcolm Lowry et tant d’autres écrivains qu’à cette époque je vénérais, ne pouvait, en effet, passer à côté de mon talent. En mes jeunes années, ce n’est pas la modestie qui m’étouffait. Aussi, sa lettre m’a-t-elle anéanti. Je n’y ai vu que les points négatifs. Tel un amoureux éconduit, je me suis mis à détester celui que j’avais adoré. Voilà comment je ne suis pas entré en littérature et me suis engagé sur les voies moins glorieuses du journalisme.
En apprenant la mort de Maurice Nadeau, j’ai repensé à cette vieille lettre. Je l’ai retrouvée dans mes archives avec le manuscrit du Clou et les autres lettres de refus. Elle est datée du 22 septembre 1970. A vrai dire, je n’ai jamais oublié son contenu. Il m’est arrivé de la relire de temps à autre, comme parfois il m’arrive de relire « Le Clou » dont les imperfections et la prétention me sautent aux yeux, me rappelant cruellement que Maurice Nadeau avait raison. J’en ai voulu longtemps à cet homme qui aurait pu changer mon destin. Ayant su, plus tard, qu’il n’avait publié Pérec qu’après lui avoir fait réécrire son manuscrit, je me suis dit qu’il aurait pu agir de même avec moi. Seulement, il avait compris tout de suite, ainsi qu’il le confiera à Laure Adler, que Pérec avait « mis le doigt sur quelque chose ». Moi, je n’avais fait qu’une « bonne trouvaille ». Et ça ne suffit pas pour faire un bon livre. Lorsque je la relis, je me dis que la lettre de Maurice Nadeau aurait dû m’inciter à travailler l’écriture. Elle fut, au contraire, un coup d’arrêt à ma vocation d’écrivain. Peut-être était-ce mieux ainsi.
Parce que, depuis mon plus jeune âge, j’écrivais secrètement des histoires « inventées » et des poèmes bien rimés, je me croyais doué d’un talent précoce, un nouveau Raymond Radiguet ou Alain-Fournier, que sais-je. Je m’étais imposé de publier un livre avant d’avoir 20 ans. Ayant dépassé l’âge, j’ai écrit « Le Clou » dans l’urgence. J’en avais 22 lorsque je l’ai envoyé aux éditeurs. Je n’ai pas su voir, à l’époque, la petite lueur d’espoir que contenait la lettre de Maurice Nadeau. « Ma foi, vous pouvez continuer », m’écrivait-il. Certes, le conseil ne débordait pas d’enthousiasme. Mais les compliments, les flatteries, ce n’était pas du tout le genre du personnage. Si je l’avais su à l’époque, peut-être aurais-je eu une autre lecture de cette phrase. Il m’a fallu des années, une vie presque, pour qu’elle me touche.
Achetant de temps à autre la Quinzaine littéraire, je trouvais rassurant d’y rencontrer toujours Maurice Nadeau, lecteur attentif d’une littérature exigeante et innovante. Le grand âge n’arrivait pas, me semblait-il, à le changer. Il se battait il y a quelques jours encore pour la survie de son magazine. M’étant décidé enfin à suivre son conseil, je m’imaginais lui envoyant bientôt un manuscrit avec ces mots accompagnant sa lettre d’autrefois : « Voyez, j’ai continué ». Mais c’est trop tard. Il ne m’a pas attendu. Il faut dire qu’il avait 102 ans.
Bernard Revel