La jeune fille et la justice injuste
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Le premier mot que m’inspire ce portrait est innocence. Et puis je pense à la « Jeune fille à la perle » de Vermeer. La pose est la même. Mais le regard est plus doux, le visage plus rond, la bouche plus sage et le modèle plus jeune. Bonjour la mièvrerie, se moque une voix intérieure qui me parles de Manet, Gauguin et Modigliani. Il faudrait toujours regarder un tableau avec des yeux neufs et celui-ci, en particulier, avec des yeux d’avant Vermeer et Rembrandt. Il fut peint en 1599, soixante-six ans avant la « Jeune fille à la perle », par un jeune homme de 24 ans appelé Guido Reni, un contemporain de Rubens et du Caravage. Mais ce n’est pas sûr. Certains l’attribuent à Elisabetta Sirani. Qu’importe. Je laisse le portrait me parler. Je triche un peu. Je connais l’histoire de cette beauté qui a gardé les traits de l’enfance. Si je ne la connaissais pas, je serais étonné de sa tristesse et de ses étranges vêtements. On dirait qu’elle s’est amusée à couvrir ses cheveux blonds et ses épaules avec des draps de lit. Mais elle n’a pas du tout l’air de s’amuser. Et pour cause. Elle va mourir. Sa tête va être tranchée. Le peintre est venu la voir dans sa cellule à la veille de son exécution.
L’histoire de Béatrice Cenci est connue. Elle a inspiré Shelley, Stendhal, Dumas, Zola, Antonin Artaud et bien d’autres. Stendhal fut fasciné par ce visage qu’il découvrit au palais Barberini à Rome. « La tête est douce et belle, le regard très doux et les yeux fort grands : ils ont l’air étonné d’une personne qui vient d’être surprise au moment où elle pleurait à chaudes larmes », écrit-il dans ses « Chroniques italiennes ». Emile Zola, dans « Rome », dit son trouble pour « l’adorable et candide tête » de Béatrice. Si plus de quatre cents ans après son supplice, je suis bien capable d’y aller, moi aussi, de ma petite larme, c’est la faute à ce Guido Reni qui n’a peut-être pas bouleversé l’histoire de la peinture mais capte l’émotion comme un grand. Sa Béatrice qui regarde à jamais les vivants avec un air d’agneau sacrifié, raconte une histoire moche.
La famille Cenci est l’une des plus riches et des plus puissantes de Rome. Le père, François, est un tyran qui martyrise sa seconde femme Lucrèce et ses enfants. Béatrice a 16 ans lorsqu’il la séquestre, la bat et la viole. Elle ne pourra échapper à ce calvaire qu’en le faisant assassiner avec la complicité des siens. Dénoncée, elle sera condamnée à mort et, le 11 septembre 1599, tout Rome assiste à l’exécution de la famille Cenci sur la place publique. Rien n’a pu fléchir le pape Clément VIII assailli d’appels à la clémence pour ces condamnés qui sont, aux yeux de tous, des victimes. Le souverain pontife veut faire un exemple et, de surcroît, il convoite l’immense fortune des Cenci. Ainsi justice est faite.
Lorsqu’on sait cela, lorsqu’on apprend avec quelle force de caractère la jeune fille a affronté le procès et les tortures, et avec quelle dignité elle est allée à la mort, on pose sur le tableau un regard différent. « Alors elle se leva, fit la prière, laissa ses mules au bas de l’escalier, et, montée sur l’échafaud, elle passa lestement la jambe sur la planche, posa le cou sous la mannaja (1), et s’arrangea parfaitement bien elle-même pour éviter d’être touchée par le bourreau. Par la rapidité de ses mouvements, elle évita qu’au moment où son voile de taffetas lui fut ôté le public aperçût ses épaules et sa poitrine. » Tel est le récit que fait Stendhal. Sur la façade de l’ancienne prison de Corte Savella, une plaque a été apposée en 1999 à la mémoire de Béatrice Cenci, « victime pour l’exemple d’une justice injuste ».
Il me trouble, ce tableau, parce que j’y vois quelqu’un qui sait que tout cela va arriver et qui est déjà d’un autre monde. Guido Reni s’est assis devant la condamnée à mort. Elle n’a pas voulu être représentée dans les habits qu’elle porterait demain. Elle s’est enveloppée de draps et elle l’a regardé. Et lui, il a dessiné ce qu’il voyait. Et que voyons-nous aujourd’hui ? Voit-on qu’elle a été torturée ? Voit-on qu’elle a peur ? Qu’essaye-t-elle de nous dire et que veut nous dire Guido Reni ? Un autre mot vient à mon esprit après innocence. C’est le mot injustice. Nous croulons sous les images. Nous ne les voyons plus. Elles passent trop vite. Nous n’avons plus le temps de nous attarder sur le regard de douceur et de résignation que posent sur nous tant de jeunes victimes. C’est le regard de Béatrice Cenci. Un regard qui voit le monde tel qu’il est et n’accuse personne. Mais comme c’est triste de n’y plus voir briller l’éclat merveilleux de l’enfance !
Bernard Revel
(1) La mannaja est une « sorte du guillotine », explique Stendhal.
Dès les premières années du XVIe siècle, les Italiens se servaient, pour opérer la décapitation des condamnés à mort, d'une machine composée de deux poteaux plantés verticalement et joints par une traverse à leur partie supérieure. Une lourde hache suspendue à cette traverse, et que l'on faisait tomber au moment convenable, tranchait le cou du patient qui était posé sur un bloc de bois placé au-dessous. Cette machine s'appelait Mannaja. Un appareil du même genre était usité en Ecosse sous le nom de Maiden. Cet instrument de supplice était également connu en France, puisqu'on l'employa en 1632, lorsque le duc de Montmorency fut exécuté à Toulouse. La Guillotine ne date donc pas de la révolution, elle n'a donc pas été inventée par le docteur Guillotin. On ne fit alors que généraliser et perfectionner une Invention déjà vieille de deux siècles. (Dupiney de Vorepierre, Dictionnaire français illustré et Encyclopédie universelle, 1858).