Le Claude Simon de Mireille Calle-Gruber
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« Claude Simon, Une vie à écrire » par Mireille Calle-Gruber. Cette biographie du prix Nobel de littérature 1985, parue en 2011, fait aujourd’hui référence. Mireille Calle-Gruber est professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris III, essayiste et romancière. Elle est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés notamment à Michel Butor, Marguerite Duras, Hélène Cixous et Pascal Quignard.
(Editions du Seuil (Biographie), 450 pages, 25 euros)
A l’occasion du centenaire de Claude Simon, né le 10 octobre 1913, de père originaire du Jura et de mère roussillonnaise, la Pléiade vient de faire paraître un deuxième volume de ses œuvres.
Lire une biographie, c’est marcher dans les pas d’un autre, cheminer avec lui dans le temps d’une existence, évaluer l’influence des rencontres, des lieux, du moment, se laisser surprendre, s’interroger sur les choix qu’il a faits à la croisée du chemin. C’est toujours passionnant parce que cela permet de satisfaire une curiosité à l’endroit d’une œuvre exceptionnelle, de se glisser dans les coulisses, d’en découvrir les rouages. En comprendre la genèse.
Il y a des inconditionnels de la biographie qui vous diront aussi à quel point il leur est agréable de découvrir par ce biais des pans entiers de l’Histoire, d’un pays, d’une culture – et cela au plus près du réel. Parce que c’est toujours d’une histoire vraie qu’il s’agit, même si quelquefois le biographe prend certaines libertés pour en rendre compte.
C’est loin d’être le cas dans celle-ci. Pour l’avoir côtoyé durant plus d’une vingtaine d’années, en avoir étudié l’œuvre entière, lui avoir consacré plusieurs ouvrages, l’avoir accompagné au plus près durant ses conférences, Mireille Calle-Bruger s'est attachée à « restituer les événements, essayer de considérer la part de chronologie et la part du roman de sa vie » avec sincérité, sans concessions et suffisamment de neutralité pour nous permettre de juger du parcours de cet homme, prix Nobel de Littérature en 1985.
C’est par la richesse du matériau considérable qu’elle analyse, revisite (entretiens avec l’entourage, lettres, photos, retour sur les lieux) et par l’extrême soin qu’elle apporte à décrypter la construction très complexe de son œuvre littéraire que l’on peut - au terme de la lecture - voir apparaître très clairement les divers aspects de la personnalité de l’écrivain. Et il y a des constantes évidentes qui se creuseront avec le temps.
Comprendre l’homme, c’est entrer plus facilement dans son œuvre… et dans la mesure où cette œuvre « est pleine de la matière du vécu, où rien n’est inventé, tout est réinvention », où il n’est question, tout compte fait, que de sa propre vie, rendue dans « une écriture d’une pointilleuse rigueur » et d’une codification particulièrement sophistiquée, c’est évidemment de l’ordre d’un secret dévoilé que l’on peut considérer cette biographie. En somme, c’est la biographie d’un autobiographe.
De sa plus tendre enfance jusqu’à ses derniers jours, Claude Simon restera attaché à la Catalogne. A Perpignan, rue de la Cloche d’Or, jusqu’à sa demeure de Salses, où il détenait quelques vignes, mais sans vraiment s’y intéresser. C’était un héritage familial, dont les revenus lui apportèrent le confort de ne jamais dépendre d’un emploi salarié et de pouvoir se consacrer entièrement à l’écriture. Ce n’est pas en Roussillon, cependant, qu’il voit le jour, mais à Tananarive, Madagascar, où il vivra jusqu’à l'éclatement de la guerre. Toute son œuvre romanesque s’appuie sur les deux versants de sa famille : paternelle, d’un milieu modeste et laïque, fortement empreinte de valeurs militaires, originaire d’Arbois dans le Jura, et maternelle, d’une bourgeoisie aisée, conservatrice et pratiquante, à Perpignan. Une famille nombreuse qui l’entourera de beaucoup d’affection au décès du père (tué au front en 1914) puis de la mère lorsqu’il a 12 ans. Lire, à ce propos, « Le Tramway », son roman-testament, une de ses innombrables recherches du temps perdu, donne une idée de l’atmosphère de ces années 20, lorsqu’il se retrouve aux côtés de sa mère malade, au mas Les Aloès, du côté de Canet.
Sans vouloir déflorer l’histoire de sa vie privée, dont Mireille Calle-Bruger donne tous les détails, particulièrement dans la première partie de l’ouvrage, il est intéressant toutefois de noter que c’est d’une jeunesse passée à Paris, après le décès de ses parents, où il s’essaiera à la peinture, qu’il gardera l’empreinte artistique dont il nourrira la construction de ses fictions narratives. « L’influence de l’analyse picturale du peintre (en lui) lui octroiera la capacité de transposer au texte du roman les techniques de la composition plastique ».
Dufy, Lurçat - déjà à Perpignan - puis Miro, Picasso, Dubuffet… et Soulages plus tard seront les artistes qui influenceront son travail d’écriture. De même que ses lectures inspireront fortement son style. Proust, « pour raconter l’ordre sensible des choses », ou Flaubert pour trouver la justesse du « mot musical » (sans parler de Dostoïevski, Conrad, Faulkner, Céline, Balzac…). La photographie et le cinéma, où il ne fera pas la percée espérée (on peut lire entre les lignes de la biographe, que son extrême inflexibilité, assortie de sa légendaire méticulosité, son intransigeante exigence envers lui-même et envers les autres, auront leur part de responsabilité dans cet échec) seront aussi ses domaines de prédilection. Cette grande curiosité du monde qui l’entoure peut sembler étonnante chez un être indolent, réservé, angoissé tel que le décrit Mireille Calle-Gruber. Paradoxe de sa personnalité.
C’est dire aussi la forte pulsion de vie intérieure qui l’anime, la puissante énergie créatrice qui sommeillait en lui et qui permettra ensuite l’émergence de son œuvre littéraire, sans tarir jusqu’à un âge avancé. Et cela toujours en autodidacte, recyclant à souhait chaque infime portion de vie et puisant inlassablement dans le réservoir émotionnel des événements qui le marqueront par la suite encore. En 36, son passage à Barcelone, alors aux mains des Anarchistes. En 37, ce que j’appellerai son voyage initiatique dans toute l’Europe, alors au bord de la guerre. Là il commence à écrire : « des préciosités, des fadaises », selon ses propres mots. En 39, sa mobilisation, la bataille de Belgique, la déroute en Flandres en 40, devant les Allemands : moment-clé de son parcours. « L’inqualifiable carence du commandement français » le mettra dans une colère terrible, et restera source d’inspiration pour nombre de ses récits. Sa captivité au Stalag de Saxe, son évasion, puis une incursion dans la Résistance. Le suicide de sa femme Renée. Sa maladie, la tuberculose… Autant d’épreuves qui le construisent. Qui formeront la chair de ses ouvrages.
Sans repos, il recherchera « une écriture capable de faire œuvre avec ses souvenirs, ses rêves, ses hantises, ses obsessions ». Sans pathos, « sachant en gommer habilement les limites du personnel », avec empathie et avec « cette capacité à tenir d’un même trait l’universel et le particulier » ainsi, au fur et à mesure des années qui passent, que cette volonté de « donner à ses textes une puissance métaphorique de plus en plus importante ». Cela pour le fond de ses romans.
Claude Simon et Mireille Calle-Gruber en 1993, pendant la conférence "Littérature et Mémoire" (Queen's University, Canada).
Un art de la distanciation
Pour la forme, il est beaucoup plus difficile de rendre compte de son incroyable travail de construction. Et ce, malgré les soins apportés par la biographe qui ne ménage pas ses efforts pour en débusquer tous les déclencheurs, pour analyser la composition de chacun de ses romans, pour décrire leur lente élaboration, la façon dont le langage s’empare de sa pensée.
« Le Jardin des Plantes », par exemple, donne une idée de l’imbroglio littéraire qui sera la marque de l’écrivain. Les reproductions de ses manuscrits, au milieu de la biographie, illustrent très bien « cette codification, dans ses travaux préparatoires, où il attribue une couleur à chaque thème ou personnage, créant ainsi une mosaïque qu’il agencera au final, comme il l’entend, et non chronologiquement ». Pas de ponctuation, long phrasé avec des métaphores, « des phrases de 56 lignes, un style lourd, embarrassé », diront certains.
C’est l’époque du Nouveau Roman (Robe-Grillet, Sarraute, Beckett,…). On le catalogue dans ce mouvement, « dans ce cheminement nouveau qu’il conduit dans la langue à l’épreuve du style et des agencements syntaxiques ». Il s’en défend. Des critiques littéraires lui reprochent d’ailleurs « ce travail de mineur de fond imposé au lecteur ». Ils en soulignent l’illisibilité. On appréciera à ce sujet la prudence mais aussi l’impartialité de la biographe. Elle cite sans jugement ceux qui contestent son talent ou le traitent d’écrivain-dictateur. Jérôme Lindon lui-même, le patron des éditions de Minuit, cède devant les exigences éditoriales de Claude Simon, mais de plus en plus difficilement.
Que dire de toutes ces polémiques, ces querelles, ces désaccords, ces jalousies, ces brouilles qui jalonnent ce parcours littéraire, à partir du moment où le succès affleure ? Sans parler de ses ennuis avec sa famille, indignée de se voir utilisée comme source d’inspiration pour ses expériences stylistiques et labyrinthiques.
Qu’en reste-t-il à présent ? Plus sa reconnaissance littéraire et artistique s’amplifie (prix Médicis en 67 pour « Histoire », sa participation au Jury - qu’il quittera en claquant la porte- prix Nobel, aréopage de chercheurs, thésards et autres universitaires patentés qui l’entourent, succès grandissant, plus à l’étranger qu’en France d’ailleurs), plus il semble s’enfoncer dans une attitude méfiante. Il devient inflexible, psychorigide dirait-on aujourd’hui. Toujours dans le contrôle. Incroyablement méticuleux et d’une dignité à toute épreuve. Il a toujours été ainsi, entier, libre de pensée, exigeant dans son travail (« Il relit ses ratures et rature ses relectures », rapportait son éditeur), ne souffrant aucun compromis et refusant de passer pour un quémandeur. Mais aussi d’une grande sensibilité et d’une belle droiture. Etrangement, la reconnaissance semble l’avoir rendu plus déterminé encore dans ses obsessions, éloigné de ses semblables, insupportable pour certains de ses proches.
Et c’est avec un sentiment un peu amer que l’on tourne les dernières pages de cet ouvrage. Son épouse, Réa Axelos, qu’il a rencontrée à 48 ans, « la 1ère lectrice, la complice, la femme de l’œuvre », lui permettra de croire toujours en lui. Elle veille toujours sur son héritage littéraire.
Solitaire, meurtri par la vie, obligé de composer avec le monde, cet « homme-orchestre-autobiophage » comme on l’a surnommé, a trouvé dans cette vie à écrire, le moyen de se distancier des souffrances de l’existence.
Voici ce qu’il écrit dans une de ses lettres, en 1975, dont il a gardé le brouillon (il gardait tout !) : « En ce qui me concerne, je crois que dans l’Histoire (comme on la conçoit de plus en plus, c’est-à-dire non événementielle) la journée de travail de deux maçons est aussi importante que celle de quelques cavaliers encerclés ou que la promenade d’un groupe d’oisifs… Je pense ainsi pour m’être trouvé… souvent dans des situations assez désagréables (guerre, captivité, faim, épuisement physique, maladie grave), où je n’ai alors puisé de réconfort (n’étant pas croyant) que dans une distanciation par rapport à moi-même et à ma condition misérable, essayant de me remettre à ma juste place (c’est-à-dire minuscule) dans l’ensemble de l’Univers et de l’Histoire. En langage vulgaire, si vous voulez : « Je crève de faim (ou de froid, ou de peur, ou de fièvre…), mais cela n’empêche pas qu’en ce même moment (comme avant, comme après) le monde continue de tourner, les papillons d’être éblouissants, les femmes désirables, etc… (ce qui ne conduit d’ailleurs nullement à la soumission ou à l’acceptation : ainsi, prisonnier, je n’ai pensé – et j’y ai réussi – qu’à m’évader).
Philippe Sollers, souvent présent dans cette biographie, aurait dit en son temps de son écriture littéraire, qu’elle aurait « la force de changer le monde ». Je dirai, pour ma part, qu’à l’instar de certains tableaux contemporaines qui semblent incompréhensibles sans l’éclairage de l’artiste, l’œuvre de Claude Simon peut nous déstabiliser, nous paraître hermétique par moment, sans la mise en lumière de son intime élaboration, du sens de sa composition orchestrale, sans les clefs qui nous en ouvrent les portes. Cette biographie nous aide à y entrer, à en apprécier toutes les facettes et nous encourage à voir au plus près pour débusquer les trésors qui y sommeillent.
Chantal Lévêque