La critique considérée comme objet littéraire

« Poétique de la critique littéraire » de Florian Pennanech
Editions du Seuil, 624 pages, 34 €
Faire la critique d’un ouvrage intitulé « Poétique de la critique littéraire », voilà qui peut paraître audacieux pour ne pas dire absurde de la part d’une dilettante, d’autant qu’il s’agit là d’un imposant travail d’un professeur en classes préparatoires, agrégé de Lettres Modernes et Docteur en Littérature française. Venue aux notes de lecture par le biais d’un jury littéraire auquel je ne désirais à l’origine qu’apporter mon avis par écrit sur des romans susceptibles d’être sélectionnés pour un prix (tellement je suis brouillonne à l’oral), voilà qui se pose là. Mais essayons, en toute humilité…

« De nos jours et sous nos latitudes », comme aime à le dire Florian Pennanech, « écrivains, universitaires, journalistes, entre autres, s’accordent sur l’idée reçue que la critique n’est pas de la littérature. Parce que la critique est un discours « sur » la littérature, elle n’est pas « de » la littérature, telle est à peu près la logique, si l’on peut appeler cela ainsi, qui préside à ce préjugé. S’ensuit l’ensemble de figures stéréotypées du critique : humble serviteur dont le rôle se borne à éclairer modestement l’œuvre, parasite qui n’existe qu’à l’ombre de l’auteur qu’il jalouse, ou encore écrivain raté, incapable d’égaler celui qu’il censure… ».
Moult autres raisons pour contrecarrer cette idée sont développées en avant-propos, pour avancer sa proposition « d’étudier les procédés d’écriture qu’un texte critique est susceptible de mettre en œuvre, autrement dit les « possibles » du discours critique, comme le font les poétiques du roman, de la tragédie, de l’épopée, etc… »(« poétique » devant s’entendre comme théorie générale des formes, et « critique » comme commentaire d’un texte particulier). Il se propose également de « faire une typologie des opérations par lesquelles un texte en commente un autre, de montrer par quels procédés un commentaire critique s’écrit à partir d’un autre, ou plus exactement en invente un autre à partir duquel il affirme s’écrire ».
Lui-même se placera bien entendu en position de critique, puisqu’il sera amené « à mentionner des textes, à commenter des citations, à classer des occurrences, à proposer des rapprochements, à souligner et à mettre en rapport certains aspects des textes critiques qu’il choisira comme exemples ».

C’est là, pour ma part, que j’ai trouvé le plus d’agrément : dans ces exemples ! Sans parler du style de ce professeur, peu enclin à se prendre au sérieux alors qu’il le pourrait très bien au vu de son époustouflante érudition et de ses analyses très pointues (analyses que, d’ores et déjà je le précise, je laisserai à ses pairs le soin de juger de leur qualité, a fortiori de les valider). Conscient de la tâche ardue que représente la lecture de son traité, il n’hésite pas à se moquer de lui-même lorsqu’il se voit dépasser les bornes. Quand par exemple, surenchérissant dans la créativité lexicale de ses homologues et feignant de s’en formaliser auprès d’eux, il en rajoute encore une couche dans le domaine des mots « à coucher dehors ». Sous sa plume alerte apparaît alors le « métamimotexte » (soit dit en passant, un texte qui commente en imitant) ou l’elliptisation (que le correcteur de texte de mon ordinateur souligne vigoureusement en rouge, bien évidemment !). A créer également un syndrome d’Izambard ou un fantasme de Mercier (magnifique trouvaille !) Et peut-être ainsi passer à la postérité ? Pourquoi pas ! Ses piques d’humour sont savoureuses, elles viennent à bon escient alléger son discours.
J’appuie là sur ce qui fait du bien. Ce qui par contre peut faire fuir le lecteur lambda, c’est justement la somme incroyable de termes barbares, assortie de tous ces raisonnements qui nous paraissent à nous profanes emberlificotés au possible – mais fort logiques au demeurant. Bien amenés, très bien expliqués par ailleurs : parce qu’on ne peut lui dénier un talent évident en matière de pédagogie. Il vous proposera à bien des occasions une version plus simple de son énoncé et, dans la foulée, un exemple pour éclairer votre lanterne. Bien sûr, « les spécialistes » ne se heurteront nullement à ce genre d’écueils et si vous avez lu (et surtout apprécié) tout à la fois Jakobson le linguiste, Genette le poéticien et Starobinsky l’historien des idées, il en sera de même. Ainsi, par moments, j’en suis arrivée à faire « une lecture désinvolte » de cet imposant volume de 600 pages, pour user d’une de ses citations (empruntée à Barthes… mais qu’effrontément je prends la liberté de détourner). Je ne l’ai pas lu « en levant la tête… par afflux d’idées, d’excitations, d’associations » mais plutôt, la tête en l’air oui, mais pour me reposer l’esprit. Et comme souvent dans ces cas-là, à la reprise, tout m’est apparu plus lumineux.

Un autre agrément à cette lecture, c’est sa très large prise en compte historique des références littéraires. Il y a là des classiques de la critique superbement choisis, des extraits qui tombent merveilleusement juste, balayant les époques les plus lointaines jusqu’à nos jours. Il vous parlera du plus vieux manuscrit vénitien annoté datant du Vème siècle, des écrits de Zénodote et d’Aristophane de Byzance où apparaissent des signes graphiques appliqués à des vers, des textes du Moyen-Âge marqués de ces

exquises manicules (ci-dessus) et de pieds de mouche et de fleurons… jusqu’aux « like » et émoticônes contemporains, propres eux aussi à marquer un avis et qui fleurissent sur réseaux sociaux et médias numériques de toutes sortes (« liker », c’est évidemment commenter »). Plus à même de véritablement commenter sont les occasions offertes par les blogs. Le plus suivi en littérature serait à mon avis celui de Pierre Assouline* auquel on dirait bien que l’auteur fait référence lorsqu’il dénonce (avec sa drôlerie coutumière) les dérives possibles … « Quand de commentaire en commentaire, la référence au texte disparaît… pour ne laisser place qu’à la discussion sur le monde en général. J’en trouve un assez bel écho, à l’époque contemporaine, dans les commentaires de blog sur Internet : si les premiers intervenants répondent au texte publié, les intervenants suivants répondent au premier, et ainsi de suite, un énième intervenant, sorte de Calvin des temps modernes, se fendant parfois, de temps en temps (redondance !), au bout du centième « commentaire », d’une appréciation sur le texte publié (c’est le « retour au texte » à l’âge numérique) ».
On peut vérifier sur pièce, il suffit de se rendre sur le blog susnommé.

Mention est largement faite, bien sûr, aux géants de la littérature européenne, la plus large part revenant à Homère et son Odyssée, Shakespeare, Cervantes et son Don Quichotte, Molière, Balzac, Proust et l’incontournable Sainte-Beuve (photo ci-contre) ses critiques biographiques lui octroyant – et c’est le bien le seul, selon lui – le statut d’écrivain. Autant de noms illustres qui ont fait couler des bonbonnes d’encre et encore à ce jour alimentent nombre d’âpres discussions sur les écrans. De quoi s’inspirer pour de futures critiques (avis aux amateurs) avec l’avantage de pouvoir expliquer à qui cela intéressera de quels procédés vous avez usé et ce en des termes hautement qualifiés.
« Au rayon des réécritures ludiques et satiriques », j’aimerai citer cette remarquable critique prophétique d’un ouvrage de Zola (que chacun reconnaitra) par Jules Lemaître, rédigée en 1886, et qu’il tiendrait d’une somnambule extralucide. C’est à tomber par terre !
« Il y aura dans ce roman, comme dans les autres, une Bête qui sera la terre ; et, sur cette bête vivront des bêtes, qui seront les paysans. Il y aura un paysage d’hiver, un paysage de printemps, un paysage d’été et un paysage d’automne, chacun de vingt à trente pages. Tous les travaux des champs y seront décrits, et le Manuel du parfait laboureur y passera tout entier.
La seule passion campagnarde étant, comme on sait, l’amour de la terre, vous prévoyez le sujet. Ce sera l’histoire d’un vieux paysan qui fera le partage de ses biens à ses enfants ; ceux-ci trouvant qu’il dure trop, le pousseront dans le feu à la dernière page. Je pense qu’il y aura aussi une fille-mère qui jettera son petit dans la mare. Et je suis à peu près sûr qu’il y aura une idiote, ou un idiot, peut-être deux, ou trois. Et tous ces sauvages seront grandioses. Et le livre sera épique et pessimiste. Il faut qu’il le soit… ».
On aimerait faire une telle critique d’un Houellebecq ou d’un Modiano. Quel original modèle de réécriture, mi-commentaire mi-pastiche ainsi que le qualifie notre talentueux archéologue !

600 pages donc, inénarrables, impossibles à résumer, où les initiés se délecteront - déjà de découvrir la table des matières, et puis d’apprendre à très précisément distinguer commentaire et réécriture, actants et circonstants, subjectivèmes et objectivèmes, à percevoir l’intérêt de l’extension du domaine de la diégèse et de la métalepse ( ! ) ou encore à bien différencier l’énumération de récits thématiques et rhématiques… Choses tout à fait inutiles à savoir pour vivre en société, notons-le ! Sans parler évidemment de tous ces outils avec lesquels il jongle pour démontrer la littérarisation de la critique (cela dit sous son couvert).
Mais tout de même… il arrive parfois en ces pages que l’on se retrouve tel Monsieur Jourdain, qui depuis quarante ans disait de la prose sans qu’il n’en sût rien, à découvrir que l’on use de procédés décrits ici sans le savoir. Ainsi ai-je découvert que, tout en l’ignorant, je suis une adepte de monorhèmes (puisque je ne peux que romantiquement parler du romantisme, ou autre…).
600 pages toutefois dans lesquelles vous découvrirez plus plaisamment que certains se sont sérieusement posé la question de savoir si le Julien Sorel de Stendhal ne serait pas noir (avec arguments fichtrement non dénués de sens à l’appui), qu’il existe des critiques qui commentent des œuvres qui n’existent que dans leur imagination (Borges), que pour parler juste d’un auteur il est nécessaire et suffisant de parler comme lui, qu’il existe des chilologues et des rougeologues, que nombre d’écrivains usent de l’autocommentaire dans leurs romans (à ne pas confondre avec l’allocommentaire) et que sans la critique, leurs livres n’existeraient pas, et que… et là le Professeur de savourer cette idée, peut-être bien qu’une grande partie des récits que nous connaissons sont des commentaires ! Avec en prime une vaste et passionnante question succédant à ce prédicat (mot important dans cet ouvrage, j’espère en avoir fait bon usage) : « Que manquerait-il à l’art, à la littérature si telle ou telle œuvre n’avait pas existé ? »
Où l’on voit là aussi jusqu’où ses recherches peuvent mener notre réflexion… et nous donner beaucoup à songer (là je plagie, il se reconnaitra). Il finit ce chapitre par les mots suivants : « Même s’il ne subsiste qu’une seule œuvre, celle-ci sera grosse de toutes les œuvres futures, textes possibles et livres fantômes qui l’entourent et l’habitent – et cela, uniquement, du fait de la critique ».
Pas moins !
Tout ce dont je parle là, je ne l’ai glané que jusqu’au tiers de ce volume… c’est dire la densité qui l’habite.
A se demander même si, à force de tant de « lectures appliquées », Florian Pennanech se trouve encore en capacité de prendre plaisir à un texte sans construire un tableau dans sa tête. Une déformation professionnelle qui lui serait bien préjudiciable…
Je ne sais si ma critique aura atteint son but, à savoir, pour ce spécialiste, « de permettre de « mieux » lire ses textes, d’en comprendre le sens et d’en déchiffrer la lettre ». Ne pouvant me poser en tant qu’historienne ou poéticienne, linguiste ou mythologue, codicologue ou rougeologue ou chilologue (donc) encore moins… je ne peux que donner un avis de simple lectrice, d’humble commentatrice, tombée là-dessus par hasard (ou presque) et espérer ne pas provoquer les foudres de son auteur en n’ayant ainsi établi qu’un commentaire fragmentaire de son ouvrage (à ne pas confondre avec un commentaire fragmentant).

De quelque façon il qualifiera ma réécriture, je ne peux que craindre le pire… mais il n’en reste pas moins, et cela dit sans vouloir béatement acheter ses faveurs, que je tombe d’accord avec lui : « La critique est d’abord et avant tout une écriture ». De si loin elle vient, d’une telle variété elle est possible, avec de tant de virtuosité stylistique elle peut advenir et sous tant de formes, de tous ces lecteurs qui y trouvent intérêt, jusqu’à commenter des commentaires de commentaires… et allant quelquefois jusqu’à effacer l’ouvrage dont elle traite… comment en douter ? J’en profite, au passage, pour dire que je suis parfaitement en accord avec lui pour réclamer à cor et à cri que l’on fasse une fois pour toute le ménage dans la littérature : une bonne classification serait la bienvenue ! Et je l’invite dare-dare à le faire : je lui trouve un talent indéniable pour classer et nommer.
Si l’on dit habituellement qu’il n’y a que l’approbation de la postérité qui puisse établir le vrai mérite d’un ouvrage, tablons que pour celui-ci ce soit l’approbation de la critique ! C’est le moins que je lui souhaite.
M’en retournant à sa lecture...
Chantal Lévêque