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Publié par Bernard Revel

La Deltheillerie après Delteil

« Donc il y avait là-bas dans les garrigues de Montpellier une espèce de vieille métairie à vins, à lavandes et à kermès, a demi abandonnée, et dont j’ai fait une oasis dans le désert, un point de vie comme il y a des points d’eau ».

La végétation a envahi le jardin et grimpe à l’assaut de la bâtisse. Je me fraie un passage dans l’escalier mangé par le lierre. Sur la terrasse, traînent des bouteilles vides. Quelques-unes sont plantées dans un bidon métallique. Les volets des portes-fenêtres sont rabattus. J’en ouvre un facilement. Des carreaux cassés jonchent le sol.

La Deltheillerie après Delteil
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La Deltheillerie après DelteilLa Deltheillerie après Delteil

Que reste-t-il du vaste salon-bibliothèque quand la vie a déserté les lieux depuis plus de trente ans ? Des murs gris sale où s’effacent les dernières traces de couleurs, une carcasse de téléviseur, le cadre vide d’un long buffet encastré entre deux fenêtres, une chaise cassée, un vestige d’abat-jour en laine, des fils électriques qui pendent, une cheminée de marbre ornée de moulures où trônent deux blocs minéraux entre lesquels un clandestin comme moi a laissé, sous forme de poème punaisé, son message : « Ta maison, cher Joseph, ressemblait à tes phrases / Mille objets pêle-mêle, préservés de l’oubli / Répandaient ce parfum qui, bien loin de l’emphase / Donnait à tes amis un bonheur inouï ! »

Ce qu'il reste du fameux salon "caravansérail" de Delteil. Voir en fin de texte la photo de Bob Ter Schiphorst extraite de son livre "Joseph Delteil" (Editions CLT 1977).

Ce qu'il reste du fameux salon "caravansérail" de Delteil. Voir en fin de texte la photo de Bob Ter Schiphorst extraite de son livre "Joseph Delteil" (Editions CLT 1977).

Au sol, des tas de feuilles mortes et, partout, de la poussière, en tas, en boule ou prise dans d’énormes toiles d’araignées. Joseph Delteil aimait « sa » poussière. « La poussière est mon amie, elle me protège (et mes bibelots et mes bouquins) contre les intempéries, et contre les hommes. Naturellement défense de toucher ! » Sans la vie, pourtant, la poussière n’est que l’écume du tombeau. L’esprit de Delteil ne hante plus ces lieux. Je vois dans ce décor de ruines une image de la trahison. Le souvenir de l’auteur de « Jésus II » aurait pu continuer de vivre ici, en cette Tuilerie de Massane dont il fit, fuyant Paris dans les années trente, sa « Deltheillerie » quand Grabels était à la campagne, à l’écart de Montpellier. Mais le « nid » est mort avec les oiseaux qui l’habitaient. Dans cette maison qui semble avoir été abandonnée après une catastrophe, il ne reste que des décombres de Joseph et Caroline.

La Deltheillerie après Delteil
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Me voici dans une pièce où des squelettes d’appareils ménagers, un évier envahi de lierre, une cheminée noire qui arbore encore quelques faïences jaunes et rouges, sont comme des témoins sans âme. Ici est née la cuisine paléolithique qu’ont mangée, à leurs risques et périls, Sonia Delaunay, Pierre Soulages, Henry Miller, tant d’autres, célèbres ou anonymes, qui ne pouvaient séparer l’homme en pandourel et espadrilles de sa tanière. Je cherche en vain les traces de leur passage dans ces recoins obscurs, le long des murs lézardés, dans ces placards tapissés de vieux journaux où dorment des casseroles noires et des boites rouillées.

"La cuisine vous le savez n'y est rien de moins que paléolithique".

"La cuisine vous le savez n'y est rien de moins que paléolithique".

La Deltheillerie après Delteil
La Deltheillerie après Delteil
La Deltheillerie après Delteil
La Deltheillerie après Delteil
La Deltheillerie après Delteil
La Deltheillerie après Delteil
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La Deltheillerie après Delteil
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Un escalier monte dans l’obscurité. En haut, sous un plafond éclaté qui laisse entrer des morceaux de ciel, reste accroché l’ascenseur vétuste que Joseph Delteil avait fait installer après une alerte cardiaque. Dans ce qui fut autrefois des chambres, des cabinets de toilette, entre une baignoire de guingois et quelques débris de meubles, toutes sortes de choses s’entassent comme des immondices : un bout de tapis, des magazines et des journaux des années 70-80, des restes de pelotes de laine, des fioles à moitié vides, des lettres. Je ramasse une carte portant la mention « Hommage de l’auteur Joseph Delteil », des enveloppes vides adressées à Joseph ou à Caroline, des relevés bancaires, un Jours de France annonçant la mort de Moshe Dayan. J’ai toujours cette impression de lieu déserté brusquement il y a longtemps et où personne ne serait jamais plus revenu. Les carreaux crasseux des fenêtres fermées filtrent la lumière verte des frondaisons épaisses bouchant la vue vers Montpellier. Les plafonds, en plusieurs endroits, s’écroulent. Des affaissements inquiétants ouvrent des bouches d’ombre dans le plancher. Ici, Joseph Delteil aimait « lire à haute voix un poème du vieil Hugo ou du jeune Ronsard, que ça retentisse, que ça se propage de voûte en voûte. » Rien ne retentit plus, rien ne se propage. La mort seule fait lentement son œuvre.

La Deltheillerie après Delteil
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La Deltheillerie après Delteil
La Deltheillerie après Delteil
La Deltheillerie après Delteil
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La Deltheillerie après Delteil
La Deltheillerie après Delteil
La Deltheillerie après Delteil
La Deltheillerie après Delteil
La Deltheillerie après Delteil
La Deltheillerie après Delteil

Aujourd’hui, les terres autour de la Tuilerie de Massane, où Joseph avait ses vignes, font partie du pôle de recherche Euromédecine. Le bâtiment continue de se détériorer, inexorablement peut-être. Mais il est toujours là. En 2005, il a été mis en vente avec son parc. Trop cher pour la commune de Grabels. Les fidèles de l’écrivain espèrent toujours que l’agglomération de Montpellier ou le Conseil régional l’achète, le rénove et le transforme en centre culturel. Malgré les promesses, la maison de Delteil reste, 36 ans après sa mort, une ruine. « La Deltheillerie, confiait-il, c'est le domaine imaginaire de ma création, comme la Tuilerie de Massane est le domaine réel où je vis. Ah ! La Tuilerie, je n'y suis pas né mais je considère que c'est ma maison sur la Terre. C'est celle où j'ai le plus souvent habité, celle où j'ai fait ma coquille comme un escargot ».

Le salon-bibliothèque du vivant de Joseph Delteil avec au beau milieu le "gros poêle de campagne haut sur pattes... qu'on photographie tant il est bête et banal" (Photo extraite du livre de Bob Ter Schiphorst).

Le salon-bibliothèque du vivant de Joseph Delteil avec au beau milieu le "gros poêle de campagne haut sur pattes... qu'on photographie tant il est bête et banal" (Photo extraite du livre de Bob Ter Schiphorst).

Clin d'oeil d'outre tombe ? Jonchant le sol, quelques cartes portant la mention "Hommage de l'auteur Joseph Delteil".

Clin d'oeil d'outre tombe ? Jonchant le sol, quelques cartes portant la mention "Hommage de l'auteur Joseph Delteil".

Texte et photos de Bernard Revel

Les citations sont extraites de « La Deltheillerie » (Grasset).

Pourquoi un h à Deltheillerie ? Voici l'explication qu'en donne Delteil lui même : "La Tuilerie : est-ce vraiment une ancienne tuilerie, où l'on fabriquait au XVIIIe siècle des pipes en terre pour la marine française ? Ou la Theillerie comme il est écrit dans les vieilles archives, la maison du theil (petite herbe du genre menthe qui abonde dans la contrée) ? ("La Deltheillerie", page 45).

Sur Joseph Delteil lire aussi dans ce blog : "Sur le fleuve Delteil", l'article publié à l'occasion du 120e anniversaire de sa naissance dans l'Aude.

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