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Publié par Bernard Revel

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

« Un beau soir l’avenir » de Didier Pobel

Didier Pobel a quitté « un beau soir » son journal, le Dauphiné Libéré, où, de localier à éditorialiste, il a fait toute sa carrière de journaliste, jalonnée de reportages en Allemagne. Poète (« Les Nulles Parts », prix Voronca 2003, « Liaisons intérieures et autres lignes », prix Kowalski 1997), romancier (« Couleur de rocou »), critique littéraire (Esprit, NRF), il fait, dans ce nouveau livre rythmé par un poème d’Aragon, le récit de ce départ, quand « l’avenir s’appelle le passé ».

(Editions La Passe du Vent, Lyon, 113 pages, 13 euros)

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Le chemin de mes pensées mène souvent à Aragon. C’est curieux tout de même. Il serait plus logique qu’il conduise à quelque philosophe plutôt qu’à un poète. Mais non. Un vers d’Aragon s’impose tôt ou tard comme une conclusion et ça me suffit. Parfois il parle d’amour, parfois des hommes, du temps, de la guerre. Je souffre d’aragonite. Est-ce grave, docteur ? En tout cas, ce n’est pas une maladie orpheline. Nous sommes quelques-uns à la cultiver.

J’en connais un qui est même beaucoup plus atteint que moi. C’est d’ailleurs lui qui me l’a refilée il y a déjà quelques lustres. J’y pense parce que je viens de refermer son dernier livre, quelque 110 pages qui parlent de lui et me plongent dans mes propres souvenirs. Un bout de vers d’Aragon en est le titre : « Un beau soir l’avenir ». Un « beau » soir vraiment ? Un autre poème me vient à l’esprit en le lisant : « On veille, on pense à tout à rien / On écrit des vers, de la prose / On doit trafiquer quelque chose / En attendant le jour qui vient ».

Didier Pobel et moi avons un peu trafiqué la même chose : le journalisme. Rédactions locales, informations générales, éditoriaux, lui du côté des Alpes, moi du côté des Pyrénées, nous avons suivi la même pente, celle qui monte en douceur dans un col qui n’est ni le Galibier ni le Tourmalet mais il fallait le faire. Nous nous sommes connus lors de reportages en Allemagne. Connus et reconnus en fidèles citoyens du pays d’Aragon. De tout cela, il reste une amitié, des souvenirs, des rires, de la nostalgie aussi. Une rare complicité. C’est dire si, parlant de son livre, ma prétendue objectivité de journaliste a encore moins de sens que d’habitude. Cela d’autant plus, qu’ayant vécu ce qu’il raconte, je l’ai lu avec l’impression, par moment, de me regarder dans un miroir. De quoi s’agit-il, au juste ? D’un départ, tout simplement. « Donc, ça y est, c’est fait. Je suis parti. » Ainsi commence son récit. Une carrière qui s’achève, une « retraite » qui commence, quoi de plus banal ? Ce jour-là, après son édito qui sera cité une dernière fois le lendemain par les revues de presse, Didier, de retour chez lui, écrit dans son carnet : « J’ai quitté le Journal ce soir. Torpeur ». Les vers d’Aragon qu’il disait souvent au point d’être devenus une rengaine pour ses collègues semblent soudain écrits pour lui : « C’est ma vie il faut bien que je la reconnaisse / C’est ma vie et c’est moi cette chanson faussée / Un beau soir l’avenir s’appelle le passé / C’est alors qu’on se tourne et qu’on voit sa jeunesse ». Ils donnent sa respiration au livre.

Partir oui, mourir un peu, mourir beaucoup. C’est une « étrange mission » que le métier de journaliste. Didier n’a jamais été dupe de ce travail si prenant, si passionnant, si dérisoire. Beaucoup de bruit pour rien, n’est-ce pas ? Et pourtant, du jour au lendemain, le manque se fait douloureusement sentir. « J’étais un puzzle en charpie », écrit-il, acteur sans rôle défini dont « les journées s’éternisaient » dans l’ennui. Contrairement à Didier, je n’ai pas souffert de ce manque. Je me suis éloigné de l’actualité avec soulagement, je m’informe peu, fuis les journaux télévisés et n’écoute plus France Infos. Lui, il ne décroche pas, suis toujours les discours du chef de l’Etat et se surprend, en apprenant la mort de Claude Chabrol ou de Bernard Clavel, à écrire mentalement leur nécrologie. Sa « cure de désintoxication médiatique », comme il dit, allait être longue. Pourquoi être parti, alors ? Aux raisons qu’il se trouve, il ajoute cette déraison : « J’ai quitté le Journal pour savoir si j’allais avoir le courage de le faire ». Bien sûr, comme le répétaient ses proches, avec le temps qu’il aurait désormais, il allait « enfin pouvoir écrire ». N’était-ce pas merveilleux ? Il lui faudra quatre mois pour s’y mettre et se lancer, avant toute chose, nécessaire catharsis, dans ce récit d’une rupture douloureuse. Un récit inspiré, émaillé de formules bien trouvées, d’humour mais aussi de passages qui serrent le cœur. Il commence dans le regret, l’évocation des bons et des mauvais moments d’une carrière, des amitiés et des hypocrisies professionnelles, l’évolution des techniques et du métier, le travail quotidien sous les remparts de livres protégeant son petit bureau au Journal. Tant de livres pour quelqu’un qui, enfant, n’en voyait qu’un ou deux à la maison, cela ne m’étonne guère. Les livres sont devenus ses compagnons. Les recevoir, ouvrir les enveloppes, découvrir leurs couvertures, les toucher, les lire, les faire connaître, ce rituel faisait partie de ses bonheurs du jour. « C’est alors qu’on se tourne », chante Aragon, et qu’on voit ses voyages, ses reportages, Venise, la Tunisie juste avant la Révolution du Jasmin, Berlin avant et après le Mur. Une femme, deux filles, une vie bien remplie.

« Un beau soir l’avenir » s’ouvre sur un départ. Il se ferme sur un autre départ, la mort du père, et un retour à la ferme de l’enfance remplie des souvenirs de la mère trop tôt disparue qui lisait dans un vieux « livre jaune » des extraits de Lamartine ou d’Alphonse Daudet. Pour Didier, tout avait commencé là, cet amour de la littérature qui survit aux grandeurs et misères du journalisme et le remet sur le chemin de l’écriture où l’attend Marcel Arland, l’écrivain de la terre natale qu’il admire tant. Depuis le « beau soir », il a écrit un roman (« Couleur de Rocou », éditions Le temps qu’il fait) et un recueil de poèmes : « Un long silence pâle » (éditions Pré Carré, Grenoble), variations sur la neige. « Son ombre seule l’anime, / son silence est en clé de fa. / La neige est un spectacle de mime / Qui vaut mieux qu’un opéra. » Il est sur la bonne voie, Didier.

Bernard Revel

Didier Pobel à Weimar où roulent encore quelques Trabant en octobre 2003.

Didier Pobel à Weimar où roulent encore quelques Trabant en octobre 2003.

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