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Publié par Chantal Lévêque

Patrick Rambaud : éloge de l’inutile

C’est l’histoire de Tchouang qui s’endort dans son jardin. Il rêve qu’il est un papillon qui vole de fleur en fleur. Fatigué d’avoir butiné, le papillon s’est endormi et, dans son sommeil, rêve qu’il est un homme. Quand Chouang se réveille, il ne sait plus s’il est un homme qui a rêvé qu’il était un papillon, ou s’il est un papillon qui a rêvé qu’il était un homme.

« Quand la conscience disparaît, disait Tchouang, on ne le sait pas. On ne se voit pas s’endormir. Et quand on rêve, où est-on ? Dans la réalité ou dans l’illusion ? La réalité est-elle bien réelle ou une simple construction de l’esprit ? Et vous, êtes-vous des hommes ou des fantômes ? »

Voilà le genre de lecture qui vous fait changer de dimension ! Ou encore… ce dialogue.

« Un jour, en voyant des poissons qui tournaient dans un grand baquet avant d’être vendus, il dit :

- Voilà le plaisir des poissons !

- T’es pas un poisson, lui répliqua en souriant un vieux pêcheur édenté.

- Tu n’es pas moi.

- Ça, c’est ben vrai.

- Comment sais-tu que j’ignore le plaisir des poissons ?

- Je suis pas toi, mais t’es pas un poisson. Les poissons ne portent pas de tunique.

- Préjugé ! »

Comme cette pensée qui me revient soudain, rapport aux poissons : « Ramener l’existence de l’univers à Dieu est aussi simpliste que le raisonnement de ces poissons rouges qui se disent : « Dieu existe, sinon qui change l’eau du bocal ? »

Tchouang, dans cette histoire, c’est Tchouang-tseu (Zhuangzi, pour les puristes). Il vécut au 3ème siècle avant J.C. C’est un des pères fondateurs du taoïsme, un mouvement qui prit naissance dans la Chine antique, qui perdure jusqu’à nos jours (le Bouddhisme en est une prolongation, le Zen en particulier) et qui embrasse autant la spiritualité que la mystique, la philosophie que la politique, la liturgie que la religion. Tchouang était un sage « caché », préférant vivre libre, retiré du monde par volonté de ne pas se compromettre avec la société et pour essayer d’atteindre un idéal de pureté.

Tchouang-tseu
Tchouang-tseu

Y aurait-il un lien entre ce Maître et les préoccupations de Patrick Rambaud ? Plusieurs titres de l’académicien Goncourt nous renseignent déjà sur son attrait pour les gouvernants. La série de ses « Chroniques du règne de Nicolas 1er », à l’humour caustique, l’a très certainement rendu méfiant quant à l’exercice du pouvoir et, il n’en fait pas secret, cela l’a « fatigué » au plus haut point. Quoi de plus naturel alors que d’aller chercher loin dans le passé quelque chose de nouveau, de plus apaisant, de plus sage… et la pensée de Tchouang-tseu semble lui être le plus avisé des antidotes aux excès des manipulateurs et des tyrans contemporains.

Dans ces anciens royaumes déjà, « l’esprit de compétition est à l’origine de la plupart de nos malheurs, puisque c’était une forte volonté d’écraser… » Que dire « de ces malhonnêtes au pouvoir, ces donneurs de leçon », lorsque « qui vole un boisseau de graines finit à la potence et qui vole un royaume finit sur le trône» ? Qu’en pense le Maître ? « La réalité est passagère, si affreuse soit-elle. Ce qui nous tord le ventre, c’est l’imagination. Il faut laisser les choses suivre leur cours… Dans les périodes troubles et instables, il faut se murer dans le silence, ne pas bouger, ne pas se faire remarquer, se protéger des pouvoirs… Se laisser porter par le courant, ne pas résister. » C’est entre autres l’expérience de l’ivresse qui le porte à croire cela : quand il boit – et Tchouang aime boire ! - cela lui accorde une souplesse du corps dont il cherche à bénéficier par l’esprit. Mieux vaut donc rester « muet et vide… flou, inexistant, serein comme une eau pure ».

C’est toute la pensée taoïste : « Laisser être. Laisser croître. Ne pas accaparer – Entretenir. Ne pas assujettir – Présider à la vie. Ne pas faire mourir. » Ne pas rationaliser, se rapprocher des animaux qui eux, ne pensent pas, qui savent le vie d’instinct.

Et vivre dans la saine oisiveté : « … Ceux qui travaillent avec leurs mains s’exténuent à la tâche, les penseurs se perdent dans leurs artifices jusqu’à s’angoisser et tomber malades, il vaut mieux n’avoir aucun talent et aucun métier, pour que personne ne vous demande rien. Nous ne pouvons que regarder et vivre au repos en se remplissant la panse, en dansant et en dormant. Il faut mener sa vie comme une barque vide qui dérive au gré des courants ».

Se réfugier dans la beauté inaltérable de la nature, du cosmos : « La perfection n’existe que dans la nature, quand on l’imite on fait toujours moins bien. On veut la domestiquer, la corriger, la mutiler ! Elle se vengera. L’air et l’eau transporteront des poisons… Veille à ce que l’artificiel ne détruise pas le naturel. »

« Il ne comprenait pas la frénésie de ces populations mêlées qu’il avait vu se débattre tout le jour dans leurs actions désordonnées, à la poursuite d’un projet, d’un désir, excitées, épuisées par cette quête… Ils se laissaient porter par leurs affaires, ils le voulaient, ils ne voulaient que ça, alors ils s’usaient et se perdaient, ils couraient sans fin, mais après quoi ? Ainsi avaient-ils l’impression d’exister, mais ils n’existaient pas. »

Et encore : « Le gens deviennent fous en ville. Ils construisent des cages pour les oiseaux, ils croient avoir un chanteur à domicile. Si tu veux entendre papoter les oiseaux, mieux vaut planter un arbre. »

Il y a là des échos qui ne vous échapperont pas ! A se demander si, dans ce roman, c’est véritablement Le Maître qui parle, ou Patrick Rambaud par la voix de son Maître. Une chose est sûre, c’est dans l’air du temps.

Pour qui cherchera à vérifier la véracité des fables, rêves, dialogues, métaphores, aphorismes et autres formules hermétiques, il ne fait pas de doute que cette biographie romancée est plus que largement fidèle à la vie rapportée de Tchouang-tseu. Jusqu’aux modes d’expression mêlant la drôlerie, l’ironie douce-amère à la raillerie insolente. Il y a tant de poésie, de cocasseries, … De formules tragiques aussi, elles ne nous sont pas épargnées (« La vie, c’est une tumeur - la mort n’est qu’un abcès qui crève. »).

Mais ce qu’il faut dire avant tout de cet ouvrage, c’est qu’il est parfaitement maîtrisé du point de vue de la narration. C’est d’une simplicité, d’une limpidité, d’une fluidité ! L’auteur nous raconte une histoire, sur le ton de celle que l’on pourrait raconter à un enfant, sans artifices, sans blablas, sans sophistication aucune. Pas de phrases compliquées, pas de grandes envolées emberlificotées, pas d’analyses pédantes … Ce sont simplement les péripéties de la vie d’un homme dont chaque attitude, chaque parole est lourde de sens du fait de l’exercice si particulier de sa pensée… et de celle du lecteur, par extension. Et c’est pourquoi on prendra probablement bien plus de temps qu’on ne l’escomptait pour parcourir les pages de ce roman, tant elles incitent à la réflexion, à la rêverie, à la méditation.

Alors, démêler le vrai du faux, est-ce vraiment important ? C’est l’essence même la philosophie du Maître qui transparaît, au-delà de la traduction des citations qui, si vous y regardez de plus près, différera de toute façon à chaque nouvel ouvrage – la langue chinoise étant l’une des plus riches en interprétations possibles. Et puis, au-delà des sources biographiques et de leur contenu, il y aura toujours autour d’un être original ou exceptionnel, dans des temps très anciens, une sorte de mytho-fantasmagorie galopante. « Il y a des fables qu’on invente plus tard » comme dit le maître de musique dans l’histoire, lorsque nous est rapportée la naissance de Tchouang, « les yeux ouverts et sans un cri ». Ce qui déclenche la mort subite de sa mère, horrifiée par cette anomalie. Si cela fut vraiment, j’y vois, quant à moi, comme une sorte de signe annonciateur de son caractère contemplatif, de son attrait pour l’oisiveté et de son fatalisme.

Patrick Rambaud : éloge de l’inutile

L’Histoire, avec un grand H, n’est pas absente de ces écrits et j’aime assez comment Monsieur Rambaud l’introduit, à pas comptés, très naturellement… L’époque étant particulièrement trouble, il sait assaisonner son récit de scènes vraiment cruelles tant dans la manière de cuisiner une carpe farcie aux herbes (si ce n’était pas aussi drôle, on en pleurerait !), que dans la description des paysages ensanglantés par les batailles ininterrompues. Scènes que son héros observe de loin, dépité par l’idiotie et la prétention des hommes. C’est ainsi que l’on prend aussi connaissance de Confucius et de Lao-Tseu, les prédécesseurs de Tchouang-tseu. Petit à petit, celui-ci se démarquera de la pensée confucéenne - basée sur les notions d’ordre, de vertu, de discipline, du strict respect des rites, de la hiérarchie et de la piété filiale (lui dont le père ne brille pas par ses vertus) - qui prend corps à cette époque et qui deviendra le fondement de l’éthique chinoise.

Patrick Rambaud : éloge de l’inutile

C’est à la faveur d’une rencontre avec l’authentique Mencius, le principal disciple de Confucius qui répandait alors son enseignement deux siècles plus tard avec tant de fausseté et de trahison, qu’il révisera son jugement sur la valeur de tous ces discours et raisonnements, leur trouvant un caractère trop conventionnel et limité. Il y a danger quand il y a convictions : « Elles nous éloignent de la réalité et en fin de compte ne sont que distractions ». Cultivons le doute. « Ce monde dégénéré fourmille de pensées… Eliminons la sainteté, éradiquons la sagesse, gardons-nous de ces entrepreneurs du bien ! ». La fable des chimpanzés est à ce point de vue magnifique : ne sommes-nous pas comme ces singes, réduits à la portion congrue, qui s’indignaient de recevoir trois glands le matin et quatre le soir et qui furent, à l’inverse, ravis d’en recevoir quatre le matin et trois le soir ! « C’est ainsi, par la modulation des mots, par le ton résolu de la voix que le peuple se laisse bercer par les tyrans. »

Pourquoi, à ce moment-là, l’écrivain fait-il ce pas de côté : un bond vertigineux dans le temps ? A Hanoï, ville où manifestement il séjourna pendant l’écriture de ce roman, il décrit les étalages de souvenirs où se côtoient des porte-clefs en plastique aux effigies des pensées confucéennes et des mémoires de Bill Gates. Mais que vient donc faire Bill Gates dans cette galère ? Anachronisme déroutant ! Surtout qu’on s’y croyait, dans la cité de Mong, avec ses chariots tirés par des buffles, ses boutiquiers et ses concubines enduites d’aromates, aux larges pantalons et tuniques fendues !

A propos de buffle, il était bleu, paraît-il, celui de Lao-tseu, l’auteur présumé du Tao Te King (texte fondateur du taoïsme philosophique - passablement hermétique, il faut le dire) et Tchouang l’aimait bien, celui qui, comme lui, préférait fuir la sottise des hommes et pensait que « plus il y a de lois, plus il y a de brigands ».

Patrick Rambaud : éloge de l’inutile

Tchouang-tseu, à l’inverse des autres penseurs de son temps, écrira lui-même ses mémoires peu avant sa mort. Lui qui, tout jeune déjà, aspirait à « être inutile, pour mieux vivre son âge », n’en fut pas moins obligé de travailler aux cuisines, de superviser des laquiers, de ressemeler des sandales, de se retrouver conseiller et diplomate dans les palais, entre des périodes de vie plus champêtre et méditative. Mais toujours, quand on venait le chercher, il refusait les grandes fonctions. Ce à quoi il tenait avant tout, c’est au principe de vie qui permet de se mettre en accord avec la puissance de la nature. Il observe le vol des abeilles, il cueille herbes et racines pour en faire de la médecine… et fort de sa pensée panthéiste n’aspire qu’à revenir à l’origine des temps, quand la communion entre les êtres vivants était d’une harmonie parfaite. Un peu comme dans « L’homme qui savait la langue des serpents » d’A. Kivirähk (2). Comment ne pas y penser ! Loué soit donc l’utilité de l’inutile et les bienfaits du non-agir. Revenons en arrière, et que vive la décroissance ! En ces temps reculés, ils y pensaient donc déjà ?

Patrick Rambaud : éloge de l’inutile

Si l’on est tenté de cocher toutes les pages de ce livre, tellement riche et dense, d’y souligner d’innombrables pensées et maximes, c’est bien parce son auteur – via son personnage tiré du fond des temps - réussit à interpeller le lecteur du 21ème siècle par certaines analogies en rapport avec la décadence de la société, similitudes dont on ne sait pas vraiment si c’est de la courge ou du potiron ! Ainsi en va-t-il quand il décrit « l’homme véritablement prisonnier des choses », dont l’action prime sur l’inaction, et où le calcul et l’efficacité l’emportent toujours. « Ces hommes créent des machines qui créent à leur tour des activités mécaniques, et ils se mécanisent le cœur. Adieu la candeur, adieu la paix de l’âme… »

C’est la raison pour laquelle cette fiction, qui n’en est pas vraiment une, mais un peu quand même, peut être perçue comme une allégorie d’un monde toujours semblable à lui-même, au-delà des millénaires qui se succèdent. L’homme ne change pas d’un iota quant à sa bêtise, ses vices, ses faiblesses. Et c’est comme cela que le monde finit par marcher sur la tête ! Comme l’apologie aussi de la vérité d’une sagesse immémoriale qui peine à se répandre. D’Orient vers l’Occident pourtant, elle voyage… Yoga, méditation, pleine conscience… Les séminaires ne désemplissent pas. Et ce Maître-là, ce livre autant que le vrai personnage, font partie de ce voyage, de cette mouvance… certains diront de cette prise de conscience. Il nous interroge.

Patrick Rambaud : éloge de l’inutile

A chacun de trouver sa voie. Ou La Voie, celle du Tao, mais par l’expérience… parce que le langage ne peut transmettre le savoir – « mieux vaut montrer que dire… les morts n’ont rien à nous apprendre… les grands discours sont inutiles ». Paroles du Tao : « Celui qui sait ne parle pas ; celui qui parle ne sait pas. » Ce qui ressemble bien à ce que disait Ludwig Wittgenstein : « Tout ce dont on ne peut parler, il faut le taire». Lequel Wittgenstein, comme par hasard, est cité en épitaphe pour dire à peu près la même chose…

Mais tout cela peut finir par paraître un peu confus. Restons-en à l’idée que la prouesse qu’a accomplie Patrick Rambaud - écrivain-fantôme, ici, d’un disparu - c’est bien de nous faire entrer dans cette philosophie le plus simplement du monde, en racontant une histoire. Et je n’en ai traité que quelques idées, il y a encore moult autres fables et métaphores dont on pourrait discuter longuement, comme celle de « La chouette et le coucou », ou la Rencontre avec un crâne, ou encore le Veilleur de Mouches…

Une histoire qui finit comme une pirouette, de l’ordre de la tragi-comédie et où là, pour le coup, je suis à peu près sûre que le conteur s’est inspiré d’un petit « Grand homme », en pays indien, tout aussi sage que le fut Tchouang-tseu… Mais ça, je ne l’ai pas vérifié !

Chantal Lévêque

« Le Maître » de Patrick Rambaud, Grasset, janvier 2015, 233 pages.

(1). Voir note de lecture dans ce blog.

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