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Publié par Chantal Lévêque

« La succession » de Jean-Paul Dubois

Editions de l’Olivier, août  2016, 234 pages

« Depuis que le monde était monde, il y avait toujours eu deux façons de le considérer. La première consistait à le voir comme un espace-temps de lumière rare, précieuse et bénie, rayonnant dans un univers enténébré, la seconde, à le tenir pour la porte d’entrée d’un bordel mal éclairé, un trou noir vertigineux qui depuis sa création avait avalé 108 milliards d’humains espérant et vaniteux au point de se croire pourvus d’une âme. »

D’où viendrait cette propension toute personnelle à se laisser happer par telle ou telle vision du monde ? A se réjouir chaque jour du soleil qui se lève et de toutes les possibilités qui s’offrent à nous ou à se traîner jusqu’au bout, lucide sur l’inéluctable finalité des choses ? Serait-ce une prédestination génétique, une histoire de sérotonine, l’influence de modèles familiaux ou simplement une accumulation d’épreuves qui se chargerait de nous faire déchanter rapidement ?

C’est la question qui taraude le personnage de ce roman. En quoi l’héritage familial a-t-il un rôle à jouer dans sa destinée et comment s’y soustraire quand il semble, dès le départ, si difficile à assumer ?

Pour lui, tout petit déjà, les dés sont pipés. Pas d’amour dans sa famille. Père et mère qui s’ignorent, autant qu’ils l’ignorent lui, enfant unique. Un oncle établi à résidence, limite incestueux avec sa sœur et un grand-père fantasque - drôle de zèbre - revenu de Russie une lamelle de cerveau de Staline dans sa valise. Diplôme de médecin en poche, seule concession faite à son père généraliste de son état, il s’exile à Miami. Derrière lui, à Toulouse, il ne laisse qu’une grande maison dans laquelle vit cet insensible pater, tous les autres ayant pris la liberté de déserter leur vie volontairement.

En Floride, c’est un job de pelotari qui l’attend. Une passion que lui a transmise sa mère, amoureuse des paysages basques. Sans forcer le trait, mais avec justesse tant côté technique que côté ressenti émotionnel, l’écrivain vous dira tout de la cesta punta, des frontons libres de Hendaye, Itxassou, St-Jean-de-Luz ou Bilbao… et surtout de la machinerie bien huilée des parieurs de Floride, le jeu devenu une société commerciale tournant à plein.

« De la mi-novembre 1983 au 20 décembre 1987, je fus donc un homme profondément heureux, comblé en toutes choses et vivant modestement des revenus que me procuraient la pratique du seul métier que j’aie jamais rêvé d’exercer depuis mon enfance : pelotari.

Ce furent des années merveilleuses. Quatre années prodigieuses durant lesquelles je fus soumis à un apprentissage fulgurant et une pratique intense du bonheur. Il m’avait fallu attendre 28 ans pour éprouver chaque jour cette joie d’être en vie au petit matin, de courir pour polir mon souffle, de respirer librement, de nager sans peur, et de ne rien espérer d’autre d’une journée sinon qu’elle m’accompagne comme on promène une ombre et que le soir venu elle me laisse en l’état, simplement satisfait, abruti de quiétude et de paix loin de ce territoire désarticulé que j’avais abandonné, et surtout loin de ceux qui m’avaient mis au monde par des voies naturelles, m’avaient élevé, éduqué, détraqué et sans aucun doute transmis le pire de leurs gènes, la lie de leurs chromosomes. »

Ce sont là les premières phrases du livre, et vous voilà littéralement téléporté dans la tête de Paul Katrakilis. Le récit va decrescendo vous happer vers l’imparable destin d’un homme qui résiste, dans sa jeunesse sans en avoir vraiment conscience… mais au fur et à mesure du temps qui passe, en toute lucidité. Le plaisir de la lecture vous mènera si loin – parce que c’est comme une autoroute, un roman de Jean-Paul Dubois, quand vous êtes lancé, vous ne songez pas à vous arrêter – que la surprise des derniers chapitres vous laissera comme hébété, dans un état second ! Loin des clichés des contes de fées… mais avec une sorte de féerie littéraire comme seuls les bons écrivains peuvent vous faire vivre.

C’est donc au décès du père qu’il revient au pays. Egratignure sur le mode ironique envers le système libéral américain, au passage (et il y en aura d’autres) : « Putain, trois semaines pour enterrer son père ? Vous avez de la chance, vous, les Français ! ». Dans ses bagages, il y a Watson, chien sauvé des eaux dans une baie de Floride. Et on a le cœur qui se serre quand il parle de lui. C’est « l’homme de sa vie ». A chaque fois qu’il y revient – et souvent il y reviendra – c’est comme une bénédiction. A fendre l’âme. Mais qui connaît Jean-Paul Dubois sait à quel point il aime à parler de cet amour inconditionnel de la gente canine, et à quel point les mots tombent justes.

Avec Epifanio, son partenaire de quiniela – un type d’origine cubaine hyper-agité qui ne mâche pas ses mots - ces sont les seuls êtres auxquels il s’attachera… et puis aussi une jolie femme qui a le don de lui faire oublier ce qu’il traîne derrière lui…

« … je sentais ma main dans celle de ma mère, elle me disait des choses que tous les enfants devraient entendre, des mots qui enlèvent la peur, bouchent les trous de solitude, éloignent la crainte des dieux et vous laisse au monde avec le désir, la force et l’envie d’y vivre. »

Le passé peut-il vous poursuivre à ce point-là ? Son empreinte est-elle définitive ? Oblitérés que nous sommes par une sorte de loyauté invisible à nos géniteurs, qu’est-ce qui aurait donc la puissance de nous détourner de la voix tracée ? Peut-on se fuir soi-même ?

La « succession » dont parle l’auteur va bien au-delà d’une profession, d’une maison, d’une belle et ancienne voiture (quelle que soit la sympathie qu’il lui porte, ici). Il y est aussi question de la transmission d’une éthique, de la capacité de résister aux schémas fondateurs, et puis aussi de la chimie d’un cerveau reconductible d’une génération à l’autre, si l’on y croit…

« Trouver sa place » : ce sera la quête ininterrompue du héros, à l’instar de ceux d’un Jonathan Franzen ou d’un Karl Ove Knausgaard. La figure tutélaire du père en point d’orgue, celui qui même mort ne se laissera pas vaincre. Celui aussi que jamais le personnage ne nommera ainsi. « Mon père » ! Il l’aura poursuivi au-delà des mers et l’aura rattrapé quand il reviendra en France… mais que n’aura-t-il pas fait, Paul, ce fils mal-aimé, pour ne pas revenir en arrière ? Deux petits carnets noirs lui ouvriront les yeux et les lui fermeront dans le même temps…

Lire Jean-Paul Dubois, c’est se laisser fébrilement emporter par une histoire, un peu comme dans la littérature américaine. Au gré des évènements qui s’enchaînent avec une belle fluidité et dans un style enlevé, c’est s’embarquer dans les dédales d’une aventure humaine avec tout ce qu’elle comporte d’inattendu, d’incroyable (mais on y croit, toujours !), de surprenant… Avec de l’humour doux-amer, de la tendresse, du rocambolesque, une bonne dose de réalisme tragique, et surtout de la profondeur, entre les lignes. Il sait traduire tout ce qu’il y a d’authentique dans les rapports que l’on entretient avec sa famille, ses amis, ses amours.

Ce roman est le 21ème qu’il commet, et presque toujours dans ses titres il y a quelque chose de l’ordre de la blessure, de l’inquiétude. Peut-être une catharsis que cette écriture… d’où cet accent de vérité qui touche au cœur.

Chantal Lévêque

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