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Publié par Bernard Revel

« Le fils prodige » par Yves Rouvière

 

Cap Béar éditions, 187 pages, 15 €. 

 

On a beaucoup écrit sur Federico García Lorca, assassiné à Grenade le 19 août 1936. Grenade, sa ville où il n’aurait jamais dû revenir en ces temps de violence, lui qui avait en poche son billet pour le Mexique. Mais il obéit au père qui exigeait sa présence pour fêter avec lui la Saint Federico. Les escadrons noirs phalangistes plongèrent la fête dans une tragédie familiale en exécutant d’abord Manolo, son beau-frère, qui fut pendant une semaine maire républicain de Grenade, puis le poète lui-même, « dans la zone de ravins entre Viznar et Alfacar ». Mais comme le cria Antonio Machado, « le crime eut lieu à Grenade », cette ville, écrit Yves Rouvière, « qui connut la plus forte répression, avec le consentement et les applaudissements d’une grande majorité de la population ».

C’est à travers les pensées d’un père rongé par le remords et le désespoir qu’Yves Rouvière fait revivre « le fils prodige » dans la première partie de son livre. Ce père, véritable force de la nature, a bâti sa fortune dans la terre fertile de la Vega, aux portes de Grenade. Il voulait faire de l’aîné de ses cinq enfants son successeur, mais le petit Federico était de faible constitution, il claudiquait légèrement, passait des heures à rêver au bord de la rivière, à parler aux arbres et aux insectes au lieu d’aller « affronter les taureaux dans les champs ». Le « cavalier émérite comme tout bon Andalou » dut se résigner à voir son « petit boiteux » se mettre à écrire des chansons, à mener en grandissant une vie de bohème dont lui revenaient des échos qui lui faisaient honte. Et pourtant, ce sont ces chansons qui, à présent que règne dans toute l’Espagne une nouvelle inquisition, le rapprochent enfin de ce fils tué parce qu’il était devenu un poète célébré de la jeune République.

Dans sa poche, le vieil homme garde un petit recueil édité à Buenos Aires, apparu mystérieusement chez lui. Il le lit constamment sur le long chemin de l’exil et les mots, peu à peu, deviennent la voix de Federico, dans laquelle il reconnait sa propre vie. Un langage prophétique longtemps obscur pour lui s’éclaire soudain quand des vers visionnaires - « Du plomb en guise de cervelle » … « la gomme sombre du silence et le sable fin de la peur » - lui montrent ce qu’est devenue l’Espagne, « ce foutu pays » où lui, le père, jure de ne plus revenir. Il meurt à New York le 30 septembre 1945. 

Dans les pensées de sa mère doña Vicenta, apparait un autre Federico, l’être fragile hanté très tôt par la mort, qui ne trouve la vie supportable qu’à travers la musique et la poésie. Si elle le comprend si bien c’est qu’elle lui ressemble, orpheline à l’enfance triste devenue institutrice, amoureuse des livres, frappée par le destin qui lui a enlevé un fils en bas âge, et pour qui désormais, après le crime de Grenade, la vie n’est que souffrance.

Elle se mure dans le silence et, à la lecture sans cesse renouvelée des poèmes, elle retrouve les hantises, les peurs, les visions cauchemardesques de son fils qui, dans « Poète à New York », par exemple, suggère Yves Rouvière, « avait pressenti l’échec de cette prétendue civilisation qui ne repose que sur le culte de l’argent, du profit accéléré, de la destruction de toute la nature ».

Elle s’inquiétait tant pour lui quand il s’exposait à Madrid, à des dangers qu’elle n’osait imaginer, entrainé par ses mauvaises fréquentations, « ce voyou de Dali » entre autres  (photo ci-dessus) qui osa écrire à son ami si vulnérable, après la publication du « Romancero gitan » : « Ta poésie actuelle tombe en plein dans la poésie traditionnelle… Peut-être que toi, tu trouves certaines pages audacieuses, ou une plus forte dose d’irrationalité qu’auparavant dans ce que tu écris, mais moi je peux te dire que ta poésie constitue un parfait exemple des lieux communs les plus stéréotypés et les plus conformistes ». Ce Dali qui, plus tard, chanterait la gloire de Franco, elle aurait pourtant donné sa vie pour que Federico soit parti avec lui et Bunuel à Paris en 1929. Elle ne le pleurerait pas à présent et ne le verrait plus englouti par une vague revenant sans cesse dans des cauchemars qui la tourmenteront jusqu’à sa mort en 1959 à Madrid. Mais elle n’est jamais revenue à Grenade « qui lui avait pris son fils sans lui donner de sépulture ».

La plus jeune sœur du poète, Isabel, a tenté, alors qu’elle avait plus de 70 ans, de noter les souvenirs qu’elle avait encore du temps passé avec lui. Elle qui avait vécu tout sa vie « écrasée par l’ombre de ce frère adoré », avoue avoir oublié sa voix. Elle se souvient surtout du rôle que jouèrent pour la famille et pour Federico le professeur Fernando de los Rios, qui devint ministre de l’Instruction de la République et le grand musicien Manuel de Falla. « Cela me fait tant de mal de me souvenir, écrit-elle. Peut-être que je ne peux pardonner ce qu’ils ont fait ».

Entrecoupée de poèmes en espagnol et en français, cette passionnante évocation de l'auteur de "Noces de sang" à travers trois membres de sa famille, nous rend plus proches, à la fois de l’homme et de son œuvre. Pour reprendre l’expression qu’emploie Yves Rouvière en le comparant à Verlaine, Aragon et Apollinaire, on ressent l’envie en refermant le livre de se sentir avec Lorca comme des « frères en poésie ».

Bernard Revel

 

Né en 1946 à Nîmes, Yves Rouvière, qui fut professeur de français, notamment en Corse, vit à Sète.

Il a également été animateur de ciné-clubs après avoir consacré une maîtrise à Luis Bunuel. Passionné d’histoire et de culture espagnoles, il est l’auteur d’un roman historique en deux tomes, « L’Espagnol de Malte » édité chez Cap Béar.

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