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Publié par Bernard Revel

Il chantait les copains, Margot, Jeanne, l'Auvergnat, les filles de joie. Il était « le pornographe du phonographe, le polisson de la chanson ». Il brocardait les flics, les curés, les croquants, les bourgeois et parsemait ses poèmes de gros mots qui, dans la France coincée des années cinquante, ouvraient la voie à une liberté d'expression qui allait bientôt déferler.
Poète au grand cœur, tendre macho, jongleur de mots, il nous émeut et nous fait rire. Mais en ces temps de retour à l’ordre moral, de regain du fanatisme et du terrorisme, de fièvre raciste et d’exclusion, un autre Brassens nous interpelle : l’anarchiste, l’individualiste, le pacifiste ; celui qui conseille à son cambrioleur : « Mets-toi dans les affaires et tu auras les flics même comme chalands » ; celui qui refuse de mourir pour des idées et de voir en l’autre un étranger « plus ou moins barbare ».

Né il y a 100 ans, il fut des nôtres pendant près de 30 ans et, 40 après sa mort, ne nous quitte pas.
Qui l’aurait imaginé en 1952, lorsqu’il fit sur scène ses premiers pas ?

Ça a débuté comme ça

Paris, 9 mars 1952, chez Patachou, place du Tertre. Ce n’est pas bien grand et la scène est minuscule. Des volutes de fumée jouent avec un éclairage légèrement bleuté. Au plafond, pendent des bouts de cravates. Il arrive que Patachou demande à un spectateur de reprendre un refrain et s’il refuse, elle lui coupe la cravate à la grande joie du public. Mais quand elle chante, le silence est total, ponctué de rires et d’exclamations cependant, lorsqu’il est question d’une jeune fille qui « dégrafait son corsage pour donner la gougoutte à son chat » ou des « amoureux qui s’bécotent sur les bancs publics », refrains qu’elle entonne pour la première fois. Ici, le public apprécie les chansons à textes. Après plusieurs rappels, Patachou revient sur scène, alors que les spectateurs commencent à se lever pour partir.
Il est 1 heure du matin. Elle écarte les bras comme pour les retenir tous et dit avec cette gouaille un peu provocante qui fait son charme : « Je vous ai chanté Brave Margot, La Prière, Les Bancs publics, je vous ai dit que c’était d’un dénommé Brassens. Il est là, il a d’autres chansons, il ne sait pas tellement bien chanter, il ne sait pas tellement bien jouer de la guitare, il ne sait pas tellement bien se tenir en scène, visiblement il n’aime pas ça, mais si vous voulez passer un moment agréable, restez. C’est la première fois qu’il se produit. Alors, hein, ne le charriez pas… »
Quelques personnes applaudissent. La moitié des spectateurs s’en vont. Et on attend. La chanteuse, tournée vers les coulisses, commence à se sentir ridicule avec son bras levé pour accueillir celui qu’elle a annoncé et qui ne vient pas. Alors, d’un saut, elle disparaît sur le côté. Derrière les rideaux, on entend comme un remue-ménage.

Un gros bonhomme en veste de velours apparaît enfin sur scène, poussé par Patachou dont on ne voit que les bras. A sa main, une guitare, comme on tient un balai. Les cheveux longs, frisés, le regard sombre, la bouche enfouie sous une épaisse moustache, il fait carrément la gueule. Tout embarrassé de son corps, il hésite un instant. On a l’impression qu’il va s’enfuir. Mais Patachou veille au grain. Elle s’assoit sur une chaise, juste au pied de la scène. Son regard semble redonner du courage au bonhomme. Il pose le pied gauche sur un tabouret, s’accroche à sa guitare comme à une bouée, quelques accords s’élèvent. Toute la salle souffre pour lui. Dans cette atmosphère enfumée, le malaise est général. Le dénommé Brassens se lance : « C’est à travers de larges grilles Que les femelles du canton Contemplaient un puissant gorille Sans souci du qu’en dira-t-on… » La voix est sourde, bougonne, monocorde, mal assurée. Le type sue à grosses gouttes. Mais les mots captivent immédiatement le public. Il y a un contraste total entre ce qu’il entend et ce qu’il voit. Ce chanteur taciturne, mal dans sa peau, dit des choses stupéfiantes. Au bout de quelques couplets, les « gare au gorille » font leur effet. Des rires fusent. Seul Brassens reste sérieux comme un pape. Ses yeux trahissent son inquiétude à chaque audace du texte, comme s’il s’attendait à recevoir des tomates ou autres projectiles. Aux dernières notes de la chanson, tandis que les applaudissements crépitent, il reste impassible, raide, comme indifférent. En réalité, il est toujours mort de trouille. Il accroche son regard à celui de Patachou qui chuchote : « Hécatombe ! » Et Brassens, sans attendre que le silence soit revenu, amène un public très vite hilare « au marché de Brive-la-Gaillarde ». Il est en nage. Une pluie de sueur tombe sur les premiers rangs. Certains spectateurs diront plus tard qu’il leur a craché dessus. Cela correspondrait bien, en effet, avec ce drôle de personnage. Ne l’entend-on pas, entre deux couplets, proférer des gros mots ? Justement, il chante à présent « La mauvaise réputation ». C’est tout lui, ça, ce type qui « pass’ pour un je-ne-sais-quoi ». Mais comme il a raison quand il dit : « Les brav’s gens n’aiment pas que L’on suive une autre route qu’eux ». Chaque chanson est reçue comme un choc. C’est comme la naissance d’un nouveau monde, à coups de petits portraits à la fois truculents et émouvants où coulent étroitement mêlées, la poésie et la révolte. Le public est aux anges. Ce malotru ne lui laisse aucun répit. Il doit vite abandonner « un coin d’paradis » qui l’enchante pour écouter l’histoire édifiante de « Corne d’aurochs ». C’est un triomphe. Brassens ne salue pas. Il disparaît derrière la scène.
George Brassens a 31 ans. Une nouvelle vie commence pour l’enfant de Sète monté à Paris en 1940, à l’âge de 19 ans, en rêvant d’être Charles Trenet qui, 10 ans avant lui, à 17 ans, avait quitté Perpignan pour conquérir la capitale. Il fallut sept ans à Charles pour devenir le Fou chantant. Il en faudra douze à Georges pour devenir « le polisson de la chanson ».

Après des années de vache enragée ruminées impasse Florimont sous le toit de Jeanne et de Marcel Planche « l’Auvergnat », après quelques tentatives ratées dans des cabarets sourds à ses chansons, sa rencontre avec Patachou est la bonne. Il avait fallu, pourtant, que ses copains sétois de Paris Match, Victor Laville et Roger Thérond, qui avaient obtenu un rendez-vous grâce à Pierre Galante, chroniqueur mondain de l’hebdomadaire, le traînent dans ce cabaret montmartrois où « la maîtresse de céans » l’ayant enfin entendu chanter laissa tomber sa prédiction : « Dans quelques mois, il sera plus célèbre que moi ! » Il en est un qui partage complètement cet avis. C’est le violoniste-bassiste de l’orchestre Léo Clarens qui accompagne Patachou. Pierre Nicolas deviendra bientôt, jusqu’à la fin des temps, la contrebasse de Georges Brassens.
A cette époque, les grandes vedettes sont Tino Rossi, Edith Piaf, Yves Montand et, bien sûr, Charles Trenet au sommet de son art avec « La mer », « Que reste-t-il de nos amours » et « L’âme des poètes ». Les succès du moment vont d’ « Etoile des neiges » chanté par Line Renaud au « P’tit Bonheur » de Félix Leclerc, en passant par « Deux petits chaussons » (André Claveau), « Tire l’aiguille » (Renée Lebas) et « Comme un p’tit coquelicot » (Mouloudji). Georges Brassens détonne dans ce petit monde du music-hall. La réputation, mauvaise bien sûr, de ce chanteur qui, dit-on, insulte le public, est vite faite. Elle a un goût de scandale.
Tous les soirs, toujours aussi empoté et irrésistible, il se produit chez Patachou. Il plait à Jacques Canetti, directeur artistique de Polydor-Philips, qui, quelques semaines plus tard, le fait passer aux Trois Baudets dont il est le patron et l’inclura dans une tournée d’été avec Patachou et les Frères Jacques. Peu à peu, Brassens devient Brassens.

Et Brassens devint Brassens

Pendant 29 ans, la légende se construit, une œuvre rencontre un public, d’abord marginal, puis, de plus en plus nombreux. De la censure idiote à l’unanimité suspecte, du scandale à la reconnaissance, de l’ours mal léché au nounours attendrissant, du pornographe du phonographe au monument de la chanson française, de la mauvaise réputation à l’enterrement sous les honneurs, du ruisseau au dictionnaire, des « gros mots » qui faisaient honte à sa mère aux rues et collèges qui portent son nom, Brassens subit avec philosophie la métamorphose du succès qui, dans la mort, continue à embaumer sa mémoire et lui assure une postérité qui gomme peut-être un peu trop le côté dérangeant de son œuvre. Les trompettes de la renommée sont-elles toujours aussi mal embouchées ?
Le vrai Brassens, pourtant, ne se cache pas. Il se révèle dans quelques chansons qui sont de véritables professions de foi, inspirées par son engagement auprès des anarchistes, juste après la guerre. Sa première chanson connue, « Le gorille » est un plaidoyer contre la peine de mort à une époque où les adversaires de la guillotine étaient tenus pour de dangereux irresponsables. Il reviendra d'ailleurs sur la question en 1976 avec le « curé de chez nous » qui crie « mort à toute peine de mort ». La méfiance de Brassens envers la nature humaine sera une des constantes de son œuvre. Il aime l'individu, il se méfie du groupe. Asocial, marginal, « mauvais herbe » revendiquant « le déshonneur de n'être pas mort au champ d'honneur », sa place naturelle est aux côtés des proscrits, des épaves, de tous ceux que « les gens bien intentionnés », exceptés les manchots, montrent du doigt.
Foncièrement rebelle à « sa majesté financière », il se sent proche des gens de peu comme le Pauvre Martin, qui « retournait le champ des autres » ou la « vieille de somme » qui « va ramasser du bois mort pour chauffer Bonhomme ». Mais il déteste le chauvinisme des « imbéciles heureux » qui, au prétexte qu'ils « sont nés quelque part », ferment leurs portes aux visiteurs. Nous sommes tous cons, pense-t-il. Mais il y a ceux qui sont braves, et « ce n'est pas très grave », et les autres, les « peaux de vache » qui ont « fait de la terre ce qu'elle est : une pétaudière ».
Pour Brassens, l'ordre établi conduit à l'intolérance. Partout où il y a organisation sociale, il y a aussi rejet, exclusion de ceux qui sont différents, qui ne se fondent pas dans le moule. « Bande à part, sacrebleu ! » chante-t-il, « sitôt qu'on est plus de quatre on est une bande de cons ». Les foules lui font peur. Surtout les foules endoctrinées. Elles portent en elles le fanatisme et la haine qui conduisent à la violence et aux guerres.

« Mourir pour des idées » est pour lui la pire des absurdités. Les saints Jean Bouche d'or qui prêchent le martyre, les sectes de tout poil, les boutefeux qui conduisent les autres à la mort, au nom d’ « idées n'ayant plus cours le lendemain », l'actualité nous montre qu'ils sont toujours là, increvables.
Tout le monde aime Brassens aujourd’hui. A droite, à gauche et ailleurs, on est Brassens comme on fut Charlie. L’écoute-t-on vraiment ?  Plus que les autres thèmes chers au poète - la femme à la fois désirée (« Le blason », « Saturne ») et maltraitée  (« Misogynie à part », « Les casseuses »), les copains, la religion, la mort, les filles de joie, les cocus, les bourgeois, les flics, les gendarmes (« Moi je bichais car je les adore sous la forme de macchabées », proclame Hécatombe) - des chansons comme « La mauvaise herbe », « Le pluriel », « Mourir pour des idées », « La visite », « La Tondue », « Les deux Oncles » et bien d’autres, décrivant une époque qu’il n’aimait pas, retentissent dans la nôtre avec une vérité plus actuelle que jamais. Elles révèlent le fond de sa pensée et, tout en dénonçant avec un humour dévastateur, les dérives idéologiques, sociales et moutonnières du siècle, nous assènent cette vérité toute simple qu’on ne rend le monde meilleur qu’en devenant meilleur soi-même :
« Gloire à qui n’ayant pas d’idéal sacro-saint
Se borne à ne pas trop emmerder ses voisins ».
Brassens, plus vivant que jamais, malgré ce coup de blues qu’il nous refila un certain jour d’octobre 1981.

Ses derniers jours

La mort, il en parle parfois, sur le ton de la blague. « Quand le moment sera venu, tu me feras traverser Sète ventre à terre et veille à ce que l’on ne me fasse pas arrêter à l’église comme ils l’ont fait pour mon père », dit-il un soir à Maurice Bousquet, son médecin devenu son dernier ami. C’est chez lui, à Saint-Gély-du-Fesc, près de Montpellier qu’il s’est réfugié au début du mois, loin des copains, de Püpchen et de ses chats, retrouvant une vie familiale qu’il n’avait plus connue depuis son départ de Sète à 17 ans. Comment ne pas penser au Pauvre Martin : « Et quand la mort lui a fait signe de labourer son dernier champ, il creusa lui-même sa tombe en faisant vite en se cachant et s’y étendit sans rien dire pour ne pas déranger les gens. » Se cacher pour mourir, ne pas déranger. Comme ça lui ressemble !
Un médecin, chirurgien viscéral, sa femme infirmière et leurs quatre adolescents sont les compagnons inespérés chez qui il vécut sa dernière traversée. Maurice Bousquet a rencontré Georges Brassens à Paris en octobre 1980, à la demande de leur ami commun sétois, Eric Battista. Le chanteur était depuis l’été victime de douleurs lancinantes au ventre qui ne ressemblaient pas aux coliques néphrétiques dont il souffrait depuis 40 ans. Opéré en novembre à Paris, Brassens, convalescent, demande au médecin de le rejoindre dans son appartement de la rue Santos-Dumont et, pendant une semaine, l’interroge sur sa maladie. « Il est confiant mais très attentif », note Maurice Bousquet.
En janvier 81, ce dernier reçoit un coup de téléphone chez lui : « Bonjour, c’est Brassens ». Les appels vont se multiplier par la suite, les uns destinés au médecin, les autres à sa femme Monique. « Nous avons parlé des heures entières, et encore des heures, de tout, de rien, de lui, de nous et encore de lui ». Le Dr Bousquet est étonné. L’auteur des « copains d’abord » a tant chanté et cultivé l’amitié. N’a-t-il pas d’autres confidents ? Les choses vont aller plus loin lorsque, se sentant mieux, Brassens descend dans l’Hérault pour le tournage d’une émission télé « Escale en Languedoc ». Invité par Maurice Bousquet, il débarque à Saint-Gély en avril. Dans cette villa au milieu des pins et des chênes, où vivent les Bousquet avec leurs quatre enfants, leurs six chiens, leur chat et un lapin nain, Brassens va trouver ce qu’il n’a jamais connu, lui le fils unique et l’éternel célibataire : une grande famille.
La cohabitation ne fut pas, au début, des plus idylliques. Surtout avec Monique qui avait un caractère bien trempé. Mais la glace fut rapidement brisée lorsque, au moment où elle s’apprêtait à administrer une piqûre à l’illustre malade, l’infirmière eut droit à cette remarque : « Ma petite Monique, vous n’auriez jamais imaginé piquer un jour le grand Brassens ». La répartie ne se fit pas attendre : « Le grand Brassens, il a un cul comme les autres ». Dès lors, des liens d’affection se tisseront au fil des jours avec celle qu’il appellera Nounou.

Les Bousquet sont heureux de le voir « se ressourcer aux plaisirs simples de la vie, pour un petit bonheur tranquille, presque bourgeois ». Ils comprennent alors combien Brassens était un homme seul : « De cette solitude il était le maître d’œuvre par choix, par confort, par défense et peut-être aussi par égocentrisme, mais son poids dans les moments difficiles lui devint insupportable ».
Dans cette atmosphère familiale, rythmée par l’énergie bruyante des enfants, peut-être oubliait-il un peu « le mal pour l’instant muet mais sournois » qui le rongeait.
En juillet, il revient à Paris puis en Bretagne. Maurice Bousquet l’accompagne puis rentre à Saint-Gély mi-septembre. Le 7 octobre, Georges l’appelle : « Viens me chercher ». Devant sa famille d’adoption, il peut souffrir et décliner sans honte. Le 22 octobre, il fête dans son lit, en leur compagnie, son soixantième anniversaire. Il a commandé pour l’occasion une caisse de champagne. Il en boit à peine. Sa guitare est toujours à ses côtés. Parfois, il s’assied sur le lit et joue quelques accords. L’autre jour, il a interprété pour ses hôtes, émus aux larmes sans doute, « Maman, papa ». Depuis, il ne chante plus. Maurice Bousquet redoute le pire. Monique reste constamment au chevet du malade. Le 29 octobre, il va très mal. Elle est près de lui. « Nounou, lui dit-il, tu as les yeux qui brillent, on dirait Noël. » Sa respiration devient difficile. A 20h, un cardiologue est appelé d’urgence. Maurice Bousquet décide de pratiquer une ponction. Il opère le malade qui, « assis au bord du lit, courbé en avant, solidement agrippé aux épaules » du cardiologue, trouve encore la force de plaisanter : « Vous savez, docteur, c’est la première fois que je me couche sur un homme. Parole. » Tels sont, semble-t-il, ses derniers mots. Il sombre dans l’inconscience. Monique et Maurice restent à ses côtés. Il cesse de respirer à 23h14.

Je me souviens très bien où j’étais quand la radio a annoncé la nouvelle. J’étais 13, rue des Etudes à Carcassonne, chez ma mère. C’était un vendredi. J’étais en congé. Je suis entré dans la cuisine, ce matin-là, au moment où s’élevaient les dernières notes d’une de ses chansons. Je ne sais plus laquelle. Car, tout de suite après, il y eut ce choc qui provoqua un trou de mémoire. Des mots sans queue ni tête. « …Qui vient de mourir… cette nuit… » disait le transistor. Soudain, je me suis vu là, comme un con dans cette cuisine sombre et glacée, à me dire « non c’est pas possible » ou quelques chose dans ce genre. Et j’étais bien content d’être seul. Seul, façon de parler. Je savais que nous étions des millions, partout, unis dans cette peine que nous n’avions pas vu venir. J’ai téléphoné au journal. J’ai proposé de faire un billet. Je l’ai écrit assez rapidement. Je crois qu’il n’était pas très bon. Il y était question de rigoler pour faire semblant de ne pas pleurer. Cela faisait un peu cliché, non ?

Bernard Revel

Source : « Monsieur Brassens » de Maurice Bousquet (Editions de l’Equinoxe 1991). Photos prises chez la famille Bousquet à Saint-Gély-du-Fesc : on y voit Georges Brassens dans sa chambre et en compagnie de Maurice Bousquet et sa femme Monique. (Photos de la famille Bousquet). Maurice Bousquet est décédé le 4 mai 1995.

Comment je l’ai rencontré

Je l’ai « rencontré » en octobre 1964. Il se présentait sous la forme d’un coffret intitulé « Dix ans de Brassens » contenant six disques vinyle 30 cm et un livret ouvert par un texte d’Alphonse Bonnafé. Ce dernier, qui avait été professeur de français du jeune Brassens au collège de Sète, l’avait écrit en 1963 pour la célèbre collection « Poètes d’aujourd’hui » de Seghers où l’auteur du Gorille fut le deuxième chanteur à entrer après Léo Ferré. Bonnafé relève ce que les « braves gens » pensaient de Brassens à cette époque : « Tout ce qu’il raconte est absurde ou immonde. Sa vogue est un défi au bon sens et au bon goût. » Brassens fut longtemps un scandale vivant. Il avait contre lui les bourgeois, les punaises de sacristie, les flics, les juges et j’en passe. Cela faisait du monde. Ses gros mots n’arrangeaient pas les choses. Quand on a 16 ans et qu’on sent monter en soi une sourde révolte contre l’ordre établi, on s’enflamme pour les textes de Brassens et de Ferré. On les prend au pied de la lettre. Et l’on en garde, toujours, une cicatrice. Ce coffret Brassens fut ma meilleure initiation à la vie. Ses concepteurs avaient eu la formidable idée de classer les chansons, non par ordre chronologique mais par thèmes : « La geste héroïque et gaillarde », « Le printemps du poète et le décor sentimental », « Mythes et portraits », « L’éternel féminin », « La difficulté d’être », « La comédie de la mort », « Hommage à Paul Fort », « Le poète en compagnie ».
Je l’ai vu sur scène à Toulouse en 1967. J’étais étudiant en Lettres Modernes. Je me promenais un soir, dans le centre-ville avec un ami. Nous avons été attirés par une affiche à l’entrée du Capitole : le récital allait commencer dans quelques minutes. Il n’y avait plus de places assises mais on pouvait encore entrer. En première partie, nous avons applaudi un inconnu marrant et farfelu qui s’appelait Boby Lapointe. Puis, pendant deux bonnes heures, j’ai vécu une sorte de rêve, lui là-bas dans la lumière avec son fidèle contrebassiste, moi debout au fond de la salle, et quand je pense aujourd’hui à cette soirée, au cours de laquelle il a interprété vingt-cinq chansons que je connaissais par cœur, me revient toujours l’impression d’avoir été seul avec lui.

Lorsqu’on flâne dans les rues du vieux Sète, on tombe fatalement sur Georges Brassens. Il paraît qu’on le voit même sous forme de santon dans certains magasins de souvenirs.

Son boulevard du temps qui passe commence dans la rue qui porte son nom aujourd’hui et qui était jadis la rue de l’Hospice. Elle prolonge la rue Barbusse et monte vers le Mont Saint-Clair. La maison natale du poète, construite par son père maçon, est au numéro 20. Elle compte deux étages offrant, en haut, une vue sur l’étang et la mer.
Lorsqu’on descend vers le centre, on peut imaginer Georges adolescent allant et venant avec ses copains jusqu’à la rue appelée aujourd’hui Général de Gaulle, où se promenaient les filles, ou bien se rendant à son collège devenu depuis lycée Paul-Valéry. La plage du Kursaal où il se baignait a laissé place au port, mais le fantôme de Brassens est toujours là, le long du canal et de l’étang de Thau à la plage de la Corniche. Si le cimetière marin, qui descend en terrasse vers la mer, est dédié à Paul Valéry, c’est à celui des « pauvres » appelé Le Py, au bord de l’étang de Thau, que se trouve la modeste tombe de Georges Brassens où il repose près de ses parents et de sa sœur Simone et où sa compagne Püpchen l’a rejoint en 1999.

Pas très loin du cimetière, l’Espace Brassens accueille plus de 50.000 visiteurs par an. La visite commence par l’enfance et l’adolescence à Sète. Elle se poursuit par un « saut » au 9, impasse Florimont, dans les années de vache maigre pendant lesquelles Brassens était hébergé chez « la » Jeanne et Marcel Planche « l’Auvergnat ». On continue par une plongée dans l’univers jazz du chanteur avant d’aborder la question passionnante de l’écriture poétique et musicale. Puis viennent les thèmes chers au chanteur : la place (avec ses bancs publics), la femme (jolie fleur et peau de vache, poupée et gaillardes, Pénélope et putains, Fernande et Margot), les animaux (gorille, chats, cheval, cane). La visite se poursuit dans le cabaret où Brassens débuta, passe par l’homme public et les valeurs du poète pour se terminer dans une évocation émouvante de la « supplique pour être enterré à la plage de Sète ». De nombreux objets ayant appartenu à Brassens jalonnent ce parcours (sa première guitare notamment) et, grâce à de nombreuses bornes d’écoute, c’est sa voix qu’on retrouve.
Une salle de documentation permet de consulter de nombreux manuscrits, ses premières lettres d’amour et surtout les diverses versions qui aboutissent au texte définitif d’une chanson. On y voit, par exemple, dix versions du « Bachelier » et des strophes de la Supplique que Brassens a supprimées pour ramener la durée de la chanson de 15 à 7 minutes.
Des lycéens qui viennent y étudier la versification aux fidèles de la première heure, tous trouvent là de quoi assouvir un intérêt, un appétit de savoir, une passion qui témoignent de la postérité d’une œuvre chantée aujourd’hui par plus de 800 interprètes professionnels à travers le monde.

Bernard Revel

 

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