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Publié par Bernard Revel

Pepe Carvalho dans le ventre de Barcelone

Il en est de certaines villes comme des passions : elles peuvent être dévorantes. Sur la droite de la Rambla, l’entrée de la Boqueria s’ouvre comme la gueule d’une baleine géante qui cherche à vous avaler tout cru. Suspendu au porche de métal et de verre décoré dans le style Art Nouveau qui avait cours au début du XXe siècle, le sceau royal d’un écusson ajoute au mystère du lieu. Peu superstitieux, il passa dessous, se mêlant au mouvement perpétuel de la foule qui entrait et sortait et, tout de suite, le charme opéra.

Le ventre de Barcelone est une débauche de couleurs, de bruits et d’odeurs. Il hésita entre les allées, tant les étals étaient, partout, alléchants. La voix rauque d’une vendeuse l’attira vers celle du milieu. Le bar Pinotxo était déjà pris d’assaut. Il n’était pourtant que 10 heures. Un tourbillon de touristes l’entraîna vers des paysages de crèche livrés à tous les appétits des yeux. Les pyramides de fraises côtoyaient les dunes d’oranges. Dans l’assemblage multicolore de fruits exotiques pour la plupart inconnus, les cerises du Chili et les figues de Colombie lui donnaient des envies de femme enceinte. Il fut intrigué par une sorte de kaki ovoïde qui était, expliquait la vendeuse à un couple d’anglais, un croisement de tomate et de kiwi. Il en avait oublié Pepe Carvalho. Son « contrat » était clair pourtant. Le fameux détective gourmand qui vient faire son marché ici tous les jours devait passer à table, sinon à la casserole.

Les touristes mitraillaient les constructions savantes de fruits et légumes. Paniers débordant de graines blanches, noires ou brunes, tomates de toutes tailles, olives minuscules ou grosses comme des œufs de cailles, salades vertes, blanches, violettes, longues branches portant d’étranges fruits pointus et rougeâtres qui semblaient être des piments : à l’évidence, il n’y a pas de saison à la Boqueria. Devant lui, une vieille Catalane, toute rabougrie, un fichu sur la tête, tirait un chariot de toile et bloquait le passage. Elle mangeait des yeux une cascade de guimauve qui laissait dégouliner ses couleurs acides. C’est alors qu’il vit ce type grand, un sac en plastique blanc à la main. Il bouscula la vieille qui se mit à crier en s’accrochant à son blouson pour ne pas tomber. Le temps de se dégager et Carvalho avait disparu. L’homme se fraya un passage dans la foule et arriva dans une espèce de place centrale où des étals flambant neufs étaient disposés en cercle. L’odeur aurait suffi à le renseigner. On aurait dit que tout le peuple du silence s’était donné rendez-vous ici dans le brouhaha humain. Une infinie variété de poissons s’exposait aux regards connaisseurs, curieux ou ébahis de toutes les clientèles. Crabes et langoustes battaient la mesure à coups de pinces et ondulations d’antennes. A quelques mètres de lui, Carvalho était penché sur un panier de « percebes » (1). Une vendeuse plantureuse à tablier blanc immaculé l’interpellait : « Ola, muñeco ! » (2) Et le détective montrait du doigt les petits crustacés. Il n’était pas question, bien sûr, d’intervenir dans cette foule. Tous ces poissons lui donnaient des envies de friture. Carvalho avait-il un sixième sens ? Les pensées des deux hommes semblaient en tout cas se rejoindre. Le détective se dirigea vers un bar et commanda une bière. L’homme s’assit à une distance respectable et jeta son dévolu sur un assortiment de petits poissons cuits à la plancha qu’il engloutit en quelques minutes.

Pepe Carvalho dans le ventre de Barcelone

Du haut de son tabouret, il avait une vue imprenable sur des têtes d’agneaux disposées en rangées régulières derrière une vitrine où s’étalaient aussi, comme des tissus précieux, de belles tripes bien blanches. Sous un faisceau de chorizos, sobrasadas et botifarras, un charcutier coupait de fines tranches de jabugo. Il contempla les gros jambons suspendus avec leurs patas negras et lorsqu’il tourna, l’air songeur, la tête vers le bar, il s’aperçut que Carvalho avait disparu. Il alla jusqu’au bout de l’allées des viandes. Des poulets déplumés en veux-tu en voilà, une énorme tête de cochon posée sur un comptoir, des lapins non pelés pendus raides à leur gibet, des cadavres petits et grands exhibant leurs chairs roses, des cœurs et des poumons disposés en grappes, mais de Carvalho, point ! Le bougre s’était volatilisé. L’homme poussa un juron. Sa gourmandise lui avait joué un mauvais tour. Il faisait une telle grimace que des Japonais, le jugeant pittoresque, le criblèrent de coups de flash sur fond de têtes de moutons aux yeux globuleux. Il fendit la foule, sans prêter attention à la jeune fille frisée dont les yeux sombres émergeaient à peine d’une montagne d’œufs. Il ne servait à rien de s’énerver. Il revint du côté des poissons. Deux vendeuses étaient en train de s’engueuler d’un étal à l’autre, agitant leurs mains gantées comme si elles mimaient les crabes qui se débattaient sous leurs yeux toute la sainte journée. Cela faisait rire la foule.

Pepe Carvalho dans le ventre de Barcelone

Carvalho était du côté des morues. Quand il le vit, il se dit que, cette fois, il ne le lâcherait pas d’une semelle. Il s’approcha et observa le détective par les trous de ces étranges grilles de « bacallù » (3) qu’on eût dit dessinées par Gaudi. Une dame élégante d’un âge respectable attendait son tour à côté du détective. « E per tù, Nena ? » (4) demanda la poissonnière avec cette familiarité qui fait partie du folklore de la Boqueria. Carvalho s’éloigna sans rien acheter. Il marchait tranquillement picorant une olive par ci, caressant une pastèque par là, achetant un peu plus loin un bout de fromage qu’il nomma d’une voix sensuelle de fin gourmet « torta del Casar ». Il a la vie belle, celui-là, marmonna l’homme qui le suivait comme son ombre. Et, comme pour abonder dans son sens, le détective s’installa au bar « Pinotxo », dont les tapas sont les meilleures de la ville, dit-on. Il commanda des « callos » (5) et se lança, avec le cuisinier qu’il appelait Albert, dans un bavardage sans fin sur les arrivages de poissons frais. L’homme prit un pain à la tomate et un verre de vin rouge. Une belle brune aux longs cheveux frisés vint s’asseoir à côté de Carvalho. C’était la marchande d’œufs. Elle parla à voix basse au détective qui semblait amusé par ce qu’elle disait. Lorsqu’elle partit, Carvalho, après avoir suivi des yeux son déhanchement, continua de manger en regardant l’inconnu qui, à l’autre bout du bar, n’en menait pas large. Carvalho s’approcha de lui. « Qué tal ? »

Pepe Carvalho dans le ventre de Barcelone

L’espion avait été repéré par tous les marchands de la Boqueria qui, d’un étal à l’autre, se faisaient une joie de prévenir leur ami Carvalho. Alors, tout penaud, l’homme cracha le morceau. Il était détective lui aussi, à Perpignan. Il avait été engagé par un restaurateur qui, voulant glisser dans son menu des recettes de Pepe Carvalho, désespérait de réussir la « Fricassée à l’américaine » décrite dans « L’homme de ma vie ». Toutes ses tentatives avaient été des échecs et il en avait déduit qu’un ingrédient secret était utilisé. C’est ce qu’il fallait découvrir. « Tu veux vraiment savoir ? dit Carvalho en éclatant de rire. Alors, viens. » Il entraîna son collègue perpignanais vers le fond de la Boqueria et lui montra du doigt l’enseigne « Fruites del Bosc de Petràs » sous laquelle un barbu patibulaire montait la garde. « C’est ici », dit-il. De grands paniers de champignons par terre, des filets d’escargots suspendus, du thym et autres herbes sèches. Mais le secret de Carvalho, c’était quoi ? « Regarde », dit le célèbre détective. Derrière la vitrine, sous le regard d’un crapaud de porcelaine, l’homme vit des boites de conserves ouvertes remplies de grosses larves, des caramels fourrés aux fourmis et aux vers et, au milieu, un flacon contenant un liquide incolore. Il lut sur l’étiquette : « Vodka de scorpion ». Un énorme scorpion macérait en effet dans l’alcool. « Une goutte, mais pas plus», dit Carvalho tout en serrant la main du barbu qui s’épanouit d’un grand rire et lui tapa dans le dos.

Llorenç Petràs, spécialiste des champignons, des insectes comestibles et de la vodka de scorpion.

Llorenç Petràs, spécialiste des champignons, des insectes comestibles et de la vodka de scorpion.

« J’ai un client pour vous, señor Petràs », fit-il. Ecœuré et fasciné à la fois, le détective perpignanais se pencha vers l’horrible mixture. C’était donc cela, l’ingrédient miracle ? Lorsqu’il se redressa pour poser la question qui lui brûlait les lèvres, Carvalho avait disparu. L'homme acheta une bouteille au barbu qui s’était soudain rembruni et quitta précipitamment la Boqueria.

A bout de souffle, il se laissa tomber sur un banc de la Rambla et but cul-sec la vodka. Il eut un haut le coeur en avalant le scorpion puis plongea dans un profond sommeil. Le prenant pour une de ces statues humaines qui rivalisent d'accoutrements tout le long de la Rambla, les passants déposaient des pièces à ses pieds et attendaient ses réactions. Mais l'homme ne bougeait pas. Ils en auraient eu pour leur argent, pourtant, s'ils avaient pu voir ses rêves peuplés de scorpions, de têtes de moutons et de crabes cuisant sous un feu de livres dans une marmite que touillait tranquillement Pepe Carvalho (6).

Bernard Revel

  1. Percebes : pouce-pied (crustacé charnu).
  2. Muñeco : masculin de Muñeca (poupée).
  3. Bacallu : morue.
  4. Nena : petite.
  5. Callos : tripes.
  6. L'une des manies de Pepe Carvalho est de brûler les livres après les avoir lus.

Manuel Vàsquez Montalbàn et la Boqueria

Pepe Carvalho dans le ventre de Barcelone

Manuel Vàzquez Montalbàn est né à Barcelone le 14 juin 1939. Romancier, essayiste, poète et journaliste, il a créé le personnage de Pepe Carvalho, héros de nombreux romans policiers qui ont connu un succès planétaire. Montalbàn est décédé le 18 octobre 2003 à Bangkok.

Ses romans, traduits par D. Laroutis et C. Bleton, sont en cours de réédition, sous le titre général « Les enquêtes de Pepe Carvalho », dans la collection Opus des éditions du Seuil. Le tome 3 a paru en 2013. Un quatrième tome paraîtra en 2014.

Quand Pepe Carvalho fait son marché à la Boqueria. Extraits de deux romans de Montalban.

[…]Déjà la Rambla s’animait de cette agitation commerciale de fin d’après-midi et Carvalho passa sous l’écu suspendu au-dessus de l’entrée du marché de la Boqueria. Il avait envie de dîner comme il faut. Il éprouvait le besoin de faire la cuisine tout en réfléchissant seul, chez lui, à l’affaire, et sa journée se terminerait par un dîner fin, avait-il décidé. Il acheta de la baudroie, du colin frais, une poignée de clovisses et de moules, quelques langoustines. Les bras chargés de sacs de plastique blanc remplis de trésors, il parcourut le marché du soir, son réveil paisible. Bien des étals étaient fermés, faire son marché l’après-midi, c’était se mouvoir dans un temps différent de celui du matin, une atmosphère autre baignant dans un silence presque complet brisé seulement par les sons particuliers à l’offre et à la demande.

Il avait trente ans, il était grand, brun, il s’habillait cher, chez un tailleur des beaux quartiers, pourtant, il y avait dans son apparence quelque chose d’un peu négligé ; et il aimait par dessus tout se balader, tranquille, entre les étals de la Boqueria, chaque fois qu’il abandonnait le domaine de Charo pour reprendre le chemin de sa tanière, là-haut, sur les flancs de la montage qui dominait la ville.[…]

« Tatouage »,1976 en Espagne, 1990 en France (10 / 18 n° 2243 )

(…) Il retourna à Vallvidrera, son marché fait à la Boqueria. La Boqueria était en travaux et Carvalho craignait qu’elle ne dût subir aussi les fumigations qui avaient éliminé toutes les bactéries et tous les virus de la ville. Il s’était fait désosser des petites cuisses de poulet, avait acheté du boudin à l’oignon pour le farcir et l’accomoder, selon une technologie de pointe, en fricassée aux noix hachées sur un paysage d’artichauts. (…)

(…) Aussi l’imaginait-il présente dans tout ce qu’il faisait et se surprenait-il discutant avec elle de tout ce qui le touchait, depuis l’achat d’une demi-douzaine de paire de chaussettes jusqu’au choix de joues de morue à la Boqueria. (…)

(…) La vie continuait et les champignons s’offraient à la progression fervente de Carvalho dans les allées de la Boqueria, en une année où abondait l’ou de reig, « œuf (ou couille, au choix) de roi », autrement dit l’ « amanite des Césars », roi des champignons selon Carvalho, contre le chauvinisme mycologique défenseur du lactaire délicieux ou rovello, considéré en Catalogne comme le champignon national et métaphysique, d’une part, contre les gourmets claustrophobiques et clitoridiens qui choisissaient la morille, d’autre part, ou enfin, contre les cosmopolites qui penchaient pour les cèpes. (…)

« L’homme de ma vie » (2000 en Espagne, 2003 en France, Points Seuil, n° P1087).

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E
Un viaje en lo imaginario de Pepe Carvalho. Te puede hacer sentir hasta el mismisimo aroma que flota en la ciudad, puedes cruzar personajes venidos de horizontes inusitados,tropezar con el Pijoaparte (de las ultimas tardes con Tereza) bajando del Guinardo en la vieja Riaju que tosiendo va a encontrarse con la bella rubia que le quito la cordura o con el propio Joan Marsé que confundido con la muchedumbre (con su riza nerviosa) pasa pellizcando las nalgas de las jóvenes, que con pasos apresurados se dirigen a las matiné bailable del Raval. Como nadie Montalban te lleva de la mano para viajar flotando por la ciudad y escuchar el bullicio de los Loros y Pajaros exóticos que los vendedores de Ramblas pregonan. Cada calle, cada esquina, cada plaza te la ofrece para que la ciudad entera la sientas tuya.
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E
Merci!
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