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Publié par Bernard Revel

« Jaurès » de Jean Sagnes, éditions Aldacom.
« Jaurès Paysan » de Rémy Pech, éditions Privat.

Connaissez-vous Jean Jaurès ? Tout le monde le connaît. Cette grande figure du socialisme français naissant est devenue un tel modèle pour le temps présent que la droite et même l’extrême droite n’hésitent pas à l’utiliser comme argument électoral, quitte à trahir sa pensée. Il y a, dans l’imaginaire d’une époque en manque de grands personnages, un Jaurès fantasmé, récupéré de tous côtés, comme s’il suffisait, pour se grandir, de faire référence à lui. Mais le vrai Jaurès, celui qui naquit il y a 150 ans à Castres, qui était-il ?
Deux livres répondent à la question, sans grandiloquence ni arrière-pensée, avec pour seule règle, le respect, autant que faire se peut, de la vérité historique. Jean Sagnes et Rémy Pech, universitaires de renom, n’ont pas cherché à alimenter la légende. Ils ont suivi l’homme Jaurès pas à pas, au rythme de ses discours, de ses combats, de son cheminement vers le socialisme. Le portrait qu’ils tracent avec rigueur s’attache à mesurer fidèlement l’étendue d’une pensée ancrée résolument à gauche, du côté des prolétaires mais aussi des petits paysans.


Photo ci-dessous : Rémy Pech (à gauche) et Jean Sagnes entourent Christian Di Scipio aux Vendanges littéraires de 2009.

Dans un livre d’un peu moins de 300 pages, Jean Sagnes, professeur d’histoire émérite à l’université de Perpignan, réussit à brosser le portrait complet d’un « monument » qui fut, selon Romain Rolland, « un modèle presque unique dans les temps modernes ». L’enfance à Castres, la scolarité exceptionnelle, les études à Paris et l’entrée à l’École normale supérieure où il fut reçu premier devant Henri Bergson, l’agrégation de philosophie et le poste de professeur au lycée d’Albi, le parcours du jeune Jaurès annonce un grand destin. Neveu d’un amiral devenu sénateur républicain, il voit s’ouvrir devant lui une carrière politique qui semble toute indiquée pour lui tant son art oratoire fait merveille.
« En 1885, on vit arriver à la Chambre un petit homme, une épaule plus courte que l’autre, mal nettoyé… clopinant, inquiet, furetant partout, fouinant dans tous les groupes, l’œil quêteur… », ainsi est décrite par un chroniqueur l’entrée en politique de Jean Jaurès. Pendant un an, note Jean Sagnes, il reste silencieux. Mais son premier discours, le 22 octobre 1886, fait sensation. Le journal Le Temps titre : « Un véritable orateur est né ! »
Dès lors, Jaurès, très vite attiré par le socialisme, mène ses combats. Il est avec les mineurs de Carmaux en grève pendant dix semaines. Il plaide pour les libertés de la presse et de l’enseignement, pour la laïcité, pour l’abolition de la peine de mort. D’abord favorable à la condamnation de Dreyfus, il est bientôt persuadé de son innocence et se bat farouchement pour lui et pour Zola violemment attaqué après son fameux « J’accuse ». Mais, avant tout, il est le défenseur des ouvriers, souligne Jean Sagnes : « Jaurès a ceci de particulier, c’est qu’il va sur le terrain et se jette dans la mêlée aux côtés des ouvriers en grève et de leurs syndicats ».
Jean Sagnes dépeint le Jaurès philosophe, le Jaurès écrivain, le Jaurès critique d’art, le Jaurès historien, auteur notamment d’une volumineuse « Histoire socialiste de la Révolution française ». Il décrit Jaurès « homme privé » : « D’avoir côtoyé des travailleurs de la terre, il en a gardé certaines habitudes alimentaires qui correspondent aussi à son tempérament. C’est un grand mangeur qui aime les longs repas en général bien arrosés. Toujours en déplacement à travers la France, il ne refuse jamais un verre lorsqu’il est en campagne électorale et prend plaisir aux banquets qui rythment la vie des militants de l’époque. » C’est un passionné. Il se bat deux fois en duel, a de grandes colères et peut réciter « Polyeucte » par cœur.
Après une grande déception amoureuse, il consent à 27 ans à un mariage « arrangé » avec Antoinette-Louise Bois. « Les deux époux ont peu de choses en commun, écrit Jean Sagnes, mais Jaurès n’ira jamais chercher en dehors du foyer conjugal ce que visiblement sa femme ne peut lui offrir. » Il dira d’elle un jour : « Elle me repose. » 
Jaurès, le militant de la paix. Le livre de Jean Sagnes se referme sur le combat qui met une dernière touche au portrait du grand homme et le fait entrer dans la légende. Son « non à la guerre » est un acte rare de courage quand, partout, hurlent les loups. « Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme la nuée porte l’orage ! » Les paroles de Jaurès déchaînent les passions en ces temps de haine. « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès ! » promet Charles Péguy. Et dans l’Action française du 23 juillet 1914, Léon Daudet appelle à « tuer Jaurès ». Le 31 juillet, au restaurant du Croissant à Paris, il est 21h 40 lorsque Raoul Villain tire deux coups de revolver.
« Ils ont tué Jaurès ! » Et Jaurès est plus vivant qu’eux.

Jaurès paysan

L’illustration ci-dessous est extraite de l’album bd « Jaurès » de Macutay, Morvan, Voulyzé et Duclert (éditions Glénat).

En un temps où le socialisme s’appuyait essentiellement sur le monde ouvrier engagé dans la lutte des classes, Jaurès fut aussi l’ardent défenseur des petits propriétaires et le chantre des coopératives. C’est ce que démontre l’historien Rémy Pech, professeur émérite à l’Université de Toulouse, né à Vinassan dans l’Aude en 1944.
Ayant vécu son enfance à la ferme de La Fédial, petit domaine acheté par son père dans les environs de Castres où il est né le 3 septembre 1859, Jean Jaurès aimait la campagne et, s’il s’en éloigna assez tôt pour suivre de brillantes études, elle fut toujours un refuge heureux qui lui inspira de belles pages poétiques. Le jeune étudiant avait certes une vision très littéraire des travaux qu’il effectuait parfois. Il est plus proche de Virgile que des paysans tarnais lorsqu’il écrit : « Dans les journées moins chaudes, je commanderai à l’ombre d’agrandir mon geste jusqu’aux étoiles. » Son attachement indéfectible à la terre est lié à la notion de beauté qui le submerge lorsqu’il contemple un paysage. Mais Jean Jaurès n’est pas un doux rêveur. La condition paysanne en cette fin du 19ème siècle le scandalise et lorsque, professeur au lycée d’Albi, il fait enfin son entrée en politique en étant élu sur la liste républicaine aux élections législatives du Tarn en 1885, il met aussi, dans ses interventions à la Chambre, ses talents d’orateur au service des agriculteurs.
Très vite il s’impose comme un chef de file et, de meeting en meeting où son verbe fait merveille, il s’éloigne des Républicains pour se rapprocher des mouvements ouvriers collectivistes. Ses discours sur le monde paysan n’en sont pas moins inspirés : « L’homme fait la terre et la terre fait l’homme », proclame ce défenseur de la petite propriété qui émaille toujours ses interventions sur le terrain d’expression occitanes.
En juillet 1897, il prononce devant l’Assemblée un discours capital qui est, selon Rémy Pech, « le plus élaboré et le plus consistant jamais produit sur la situation et le devenir des campagnes françaises. »Jaurès décrit avec vigueur et lyrisme un « prolétariat rural » exploité qu’il appelle à prendre conscience de ses intérêts de classe. Il rêve de voir les paysans devenir un jour « les maîtres superbes de cette terre dont, depuis l’origine des temps, ils sont les misérables serfs. » Il croit voir le début de son rêve se réaliser lorsque les petits viticulteurs de Maraussan près de Béziers, et de Baixas, dans les Pyrénées-Orientales s’associent en coopératives. La crise viticole de 1907 l’embarrasse cependant par ses « ambiguïtés sociales ». Il va à Narbonne soutenir Ferroul, le maire socialiste de la ville, mais c’est surtout pour lancer « un appel vibrant à la constitution de nouvelles coopératives. »
Dans un article intitulé « Où va le Midi », il prophétise : « Le jour où la nation possèdera les grands domaines viticoles et où ceux-ci seront exploités par un vaste syndicat, par une vaste coopérative de travailleurs ruraux, le jour où les petits propriétaires vignerons seront organisés en une association, le jour où la nation, détenant et gérant les entrepôts de vin, grands et moyens, achètera les vins aux producteurs ainsi organisés, la fraude mercantile aura été éliminée, et les cours pourront être déterminés avec certitude de façon à rémunérer équitablement l’effort des producteurs ». L’action coopérative, analyse Rémy Pech, « apparaît bien comme un des piliers de la pratique socialiste telle que la conçoit Jaurès ».

Si Jean Jaurès reste actuel, ce n’est pas parce que ses rêves sont devenus réalité. Sa présence, souligne Rémy Pech, est dans la persistance des maux qu’il combattait. « La précarité bat son plein, écrit-il, et les jeunes redoutent le chômage, total ou partiel, que la grande voix dénonçait déjà il y a un siècle pour le monde paysan ».
« Jaurès paysan » n’est, bien sûr, qu’une facette d’un homme qui marqua profondément à tous les niveaux les trois décennies où s’exercèrent ses activités politiques et journalistiques. Du reste, Jean Sagnes ne partage pas l’analyse de Rémy Pech et, s’appuyant sur d’autres discours du tribun, écrit dans son « Jaurès » à lui : « En bon socialiste, sa faveur va toujours à l’ouvrier et non au paysan, c’est l’ouvrier et non le paysan qui, pour lui, représente l’avenir. »
Rémy Pech laisse la conclusion à Jaurès qui, dans son rêve de jours meilleurs, associe dans le même combat ouvriers et paysan : « La vie pleine et libre sera organisée par l’homme, … les travailleurs auront tout ensemble la délicatesse nerveuse de l’ouvrier et la vigueur tranquille du paysan, et… l’humanité se redressera, plus heureuse et plus noble, sur la terre renouvelée ».

 

Et s’il revenait ?

A Perpignan, sur le square Jeantet-Violet, près de la place de Catalogne rénovée, la statue de Jaurès a disparu.
Son inauguration, le 31 juillet 1921, avait pourtant été un événement. La grande tragédienne Madeleine Roch, avait clamé à cette occasion un poème de Victor Hugo d’une voix puissante et rocailleuse qui fit frissonner d’effroi la foule et vibrer les vitres du quartier. Ce qui n’empêcha pas Albert Bausil et les joyeux drilles du Coq catalan, le journal satirique perpignanais où Charles Trenet fit ses premières armes, de se moquer gentiment de ce Jaurès dont le buste surgi de la pierre « donnait l’impression qu’il se torchait le derrière ».
Cent ans après, elle n’a plus sa place au milieu de la maigre « forêt urbaine » qui recouvre désormais le square. Je la traversais, l’autre jour, lorsque je vis un homme immobile sous l’un de ses arbustes, à l’endroit même où s’élevait le monument. Ce n’est pas l’absence de la statue qui semblait le préoccuper mais les gens qui manifestaient sur la place de Catalogne. 
Personne ne faisait attention à lui. Pourtant, il valait le coup d’œil. « Sa grosse figure calme et joyeuse de bon ogre barbu, ses yeux petits, vifs et riants » ne seraient guère passés inaperçus en d’autres circonstances. Mais tous ces gens couraient dans la même direction et ne voyaient rien d’autre. « Foule innombrable de fantômes solitaires », murmura l’homme dans sa barbe. Qui aurait prêté attention à cette « voix monotone et cuivrée » ? Son visage s’assombrit. « Comment tous ces êtres acceptent-ils l’inégale répartition des biens et des maux ? Je ne vois pas de chaînes aux mains et aux pieds. La chaîne est au cœur, une chaîne dont le cœur lui-même ne sent pas le fardeau ; la pensée est liée, mais d’un lien qu’elle-même ne connaît pas. »
Il s’adressa à un groupe : « Où courez-vous tous ainsi ? » Une jeune femme le dévisagea. « Vous débarquez de la lune ? Nous allons célébrer la victoire de notre candidat. » Le mot lui plaisait. « Candidat à quoi ? » Il avait l’accent de Toulouse. La réponse fusa, pointue et moqueuse : « A la mairie, pardi ! » Il parut stupéfait.
Soudain, sa voix retentit « comme une trompette aiguë » : « Dans notre France moderne, qu’est-ce donc que la République ? C’est un grand acte de confiance et un grand acte d’audace. » On le regardait comme un fou. Il s’en moquait. Il se sentait attiré par ces gens qui avaient une telle foi en la politique. Il reconnaissait en eux le vrai peuple toujours capable d’enthousiasme. Il était de leur côté, aujourd’hui comme hier. Leur lutte était la sienne. Elle était loin d’être gagnée. Il le leur dit avec ses mots de tribun habitué des estrades. « Au moment où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est, dans l’ordre économique, réduit à une sorte de servage. » L’homme allait « de long en large, les bras derrière le dos, à pas lourds, comme un ours, et se tournant brusquement », il lança à la foule : « Oui ! Au moment où il peut chasser les ministres du pouvoir, il est, lui, sans garantie aucune et sans lendemain, chassé de l’atelier. Son travail n’est plus qu’une marchandise que les détenteurs du capital acceptent ou refusent à leur gré. » Le vide se fit autour de lui. Il ne comprenait pas. Ses mots, jadis, « faisaient bondir l’âme de tout un peuple uni dans la même émotion ». Et à présent, le peuple le fuyait. Il éleva la voix : « J’aurais honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul qui puisse croire que je cherche à tourner au profit d’une victoire électorale, si précieuse qu’elle puisse être, le drame des événements. » Peine perdue. Quelques quolibets lui parvinrent. Personne ne vint à lui. Ils entraient tous dans un bâtiment en quête d’une autre parole.
Il décida de les suivre. Mais à l’entrée, le service d’ordre lui barra le chemin. On lui fit comprendre qu’il n’était pas le bienvenu dans ce lieu. Comme il insistait et que son physique imposant laissait craindre quelque difficulté à le maîtriser, il fut fait appel à des renforts qui arrivèrent immédiatement. Mais cela ne l’impressionnait pas. Il croyait à la vertu du verbe. « Le courage, dit-il, ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre ». Les gros bras se marraient. Un responsable arriva et tenta de lui dire qu’il aurait tort d’insister. « Le courage, poursuivit l’homme sans se laisser démonter, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir, mais de n’en pas être accablé et de continuer son chemin. »
« Oui, c’est ça, s’énerva le responsable, passe ton chemin ! » Mais le barbu ne voulait rien savoir. Il demanda à joindre sa voix à celles que les haut-parleurs commençaient à diffuser. Il sentait qu’il avait sa place dans cette réunion politique. Une voiture de police s’arrêta à leur hauteur. « Vos papiers ! »aboya un type en uniforme. Il regarda attentivement la carte d’identité du perturbateur et dit à ses équipiers : « Embarquez-le ». Ils voulurent se saisir de lui mais l’homme les arrêta d’un geste. La scène se figea pendant qu’une longue clameur faisait vibrer le lieu qui lui était interdit. Puis sa voix de tribun retentit une dernière fois, couvrant la sono qui amplifiait le discours d’un candidat : « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. » Et il s’engouffra dans le véhicule. « Qui est cet hurluberlu ? » demanda le responsable du service d’ordre. « Son nom est inconnu de nos services, répondit un policier. Mais on va vérifier. Comment c’est déjà ? Un nom de boulevard. Ah oui : Jean Jaurès. »

Bernard Revel 

(Les paroles de Jaurès sont extraites de ses discours, les descriptions sont empruntées au livre de Romain Rolland « Au-dessus de la mêlée »).

 

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