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Publié par Chantal Lévêque

« Au commencement du septième jour » par Luc Lang

Editions Stock, août 2016, 538 pages

Luc Lang est né en 1956 à Suresnes dans une famille ouvrière. Il a suivi des classes préparatoires littéraires et enseigne actuellement l'esthétique à l'École Nationale Supérieure d'Arts de Paris-Cergy. Il a été en 1995 lauréat de la Villa Kujoyama.

Il a reçu le Prix Jean-Freustié en 1988 et le Prix Charles Oulmont en 1989 pour Voyage sur la ligne d'horizon, et le Prix Goncourt des lycéens en 1998 pour Mille six cents ventres.

Il y a ceux qui abandonnent et ceux qui persistent malgré l’ennui ou le désintérêt. Ils poursuivent (on ne sait jamais !) et se disent qu’il faut peut-être du temps pour s’acclimater ou qu’il finira bien par se passer quelque chose. Luc Lang nous fait ainsi attendre… pour mieux nous faire décoller ensuite ! Il faut résister à l’envie de laisser son dernier roman sur la touche, il faut lui laisser le temps de planter le décor, de raconter par le menu allées et venues de son personnage, de s’autoriser des dialogues loin de briller par leur originalité. A croire qu’il a mis en mots la vindicte de l’un de ses êtres de fiction : « Ce n’est pas un roman qu’on attend, mais des faits ». Longtemps le début de son histoire se perd ainsi en nombre de détails, dans un style familier, volubile et lapidaire. Mais ensuite, au fur et à mesure des paysages qui changent, le héros prend de l’épaisseur, mue en quelque sorte et avec lui le flux vous emporte. On se laisse alors embarquer dans ses mésaventures avec une curiosité pleinement satisfaite.

Il s’appelle Thomas. C’est un trentenaire parisien d’un milieu aisé, marié, père de deux enfants, informaticien de profession, à l’existence tranquille jusqu’à ce coup de téléphone à 4 heures du matin qui fait dévier sa trajectoire. Camille, son épouse, vient d’avoir un accident de voiture dans un endroit improbable et, selon la formule consacrée, « le diagnostic vital est engagé ». Son esprit cartésien ne fait qu’un tour et malgré le choc, assurant du mieux qu’il peut le quotidien bancal de ses enfants, il ne peut croire au hasard et va mener son enquête.

Pourquoi la voiture a-t-elle quitté la route ? Serait-ce volontaire ? Un sabotage ? Mais alors pourquoi ?

Pour un concepteur-programmeur de logiciels de traçabilité, un ordinateur de bord n’a pas de secret. Extraordinaire capacité de ces programmes à surveiller, tracer le moindre mouvement – jusqu’au mode de conduite en un temps donné, détection de virus informatique, vérification de la mise à jour satellitaire d’un GPS… mais capacité aussi de réduire d’autant la liberté des hommes. C’est l’entremêlement du traumatisme personnel à ces recherches qui inaugurera la prise de conscience de l’état d’un monde qui jusque là le satisfaisait pleinement. Le projet en cours sur lequel il travaille n’est-il pas l’un des plus machiavéliques : un scanner de poche pour que puisse être comptabilisé le temps d’un employé, pour quantifier, traquer les pertes de temps, améliorer les performances.

« Le coup de génie de Nuxitempo, hormis l’extrême simplicité de son usage, c’est que les employés soient convaincus que ce n’est pas un auto-contrôle permanent à destination de leur chef de projet ou de leur DRH. Ils sont obligés de scanner les codes-barres de pointage des différentes phases d’activité de leur journée, mais on leur a fait bien comprendre que c’est une chance formidable de pouvoir justifier de ses compétences, d’en fournir la preuve, une façon pour eux de faire valoir l’optimisation de leurs performances. Pour Nuxitempo, t’as pensé à la traçabilité des colis et des lettres, parfait ! Moi, je songe maintenant au bracelet électronique des prisonniers en liberté conditionnelle… Suis sûr qu’il y a des applications ébouriffantes à inventer. »

Thomas vit dans un monde où l’argent prime sur les sentiments, où l’on ne peut quitter son travail même si sa femme se trouve entre la vie et la mort. Aller se perdre en montagne pour une randonnée à la limite de l’impossible fera office pour lui de catharsis pour, peut-être - enfin ? - trouver le repos. Métaphore biblique dans toute son ingénieuse élaboration. Et aparté poétique et sensible que ce chapitre sur les espaces naturels que chacun goûtera selon ses sympathies.

« Abîmes tourbillonnants... pentes savonneuses… lumière livide d’une ciel d’étoupe… gouffre obscur, spongieux, couvert de mousse… lâcher-prise phalange après phalange dans une lente seconde… Ce matin-là du 7ème jour… dans un décor lugubre de roches déchiquetées, d’éboulis raides et luisants… oui, cela avait été un bannissement, ce commencement du 7ème jour… A présent qu’il s’agite dans le vide, il ne sait plus ce qu’il est venu chercher. Des forces sur un sol natal qu’il n’a plus parcouru depuis l’adolescence ? Ou l’à-pic pour y tomber, y disparaître… »

A présent il regarde en arrière. Il est allé retrouver son frère, berger dans les Hautes-Pyrénées, qui mène une vie fruste toute à l’opposé de la sienne et dont les colères inexpliquées sont un mystère pour lui. Lui aussi va bientôt se retrouver obligé de vivre dans ce monde déshumanisé auquel participe activement son frère.

« Vous êtes en train de nous chasser du monde. On ne foule plus le monde, on se déplace dans des écrans. A qui ça profite ? C’est quoi le mobile ? Contrôler le bétail, les semences, contrôler les bergers, les éleveurs, que tout soit reversé dans la transparence électrique de vos fichiers-prisons, vous nous déliez de tout lien, vous nous isolez, vous nous séparez, vous nous séparez même de nos bêtes, vous nous organisez en échanges et en dialogues numériques de données. Vous voulez nous consigner massivement, planétairement, dans un isolement pire que celui des premiers humains sur la terre, privés de techniques et de langage, c’est votre apocalypse !...»

Plus loin encore Thomas ira jusqu’au Cameroun où s’est exilée sa sœur. Aux abords d’un pays aux prises avec les islamistes de Boko Haram. Incroyable et faramineuse expédition qui a de quoi faire définitivement basculer son existence et qui donne au récit un souffle que l’on n’attendait pas. A l’intrigue qui mène la danse dans les premières pages suivra ainsi la recherche d’un temps oublié où se nichait un drame familial que chacun cherchait à oublier.

Un roman engagé, profond, surprenant et qui, des paysages urbains aux plages africaines, nous donne à traverser des portions de monde aussi différentes que l’est Thomas du début à la fin de son périple.

Chantal Lévêque

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