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Publié par Chantal Lévêque

« L’indolente » de Françoise Cloarec

Editions Stock, septembre 2016, 348 pages

Françoise Cloarec est écrivain, psychologue clinicienne, psychanalyste et peintre, diplômée des Beaux-arts de Paris. Docteur en psychopathologie clinique de l’Université de Paris VII, elle est l'auteur d'une thèse en psychologie clinique intitulée "Séraphine de Senlis, un cas de peinture spontanée" dont elle s’inspirera pour écrire une biographie romancée : « La vie rêvée de Séraphine de Senlis ». Elle a aussi écrit plusieurs livres dont les thèmes ont à voir avec le Proche-Orient, en particulier la Syrie. « L’Indolente » est sa 10ème publication.

Que penser d’une jeune fille d’origine modeste qui, dès la première rencontre avec un homme amoureux d’elle, se présenterait avec un nom à particule, mentirait sur son âge et se déclarerait orpheline ? Et toute sa vie garderait le secret sur ses origines ?

Ce pourrait être banal et sans conséquence s’il ne s’agissait de la compagne du peintre Pierre Bonnard. Bonnard, l’ami proche de Monet, Matisse, Signac, Maillol… tous ces post-impressionnistes dont il se démarquera avec succès dans ses toiles audacieuses, inhabituelles, vibrantes de couleurs chaudes et incandescentes.

Marthe de Méligny – Maria Boursin de son vrai nom, fille d’un menuisier berrichon – sera sa compagne pendant 32 ans avant de devenir sa femme, mais elle sera surtout sa muse, son modèle.

« Depuis le premier jour elle s’est abandonnée entre ses mains, sous ses yeux. Elle se laisse dessiner, interpréter, presque sanctifier. Elle ne s’inquiète pas, absente, indifférente à sa présence, mais tenue par son regard. Dévêtue, grave et simple, le peintre éclaire sa nudité. Le nu représente un des thèmes favoris de Bonnard, pas celui des ateliers, académique et convenu, mais la pose ordinaire…

Marthe partout, toujours dessinée, peinte, sacrifiant à des rites immuables, dans la salle de bains, au jardin, à table, faisant la sieste, arrangeant des fleurs, entre deux portes. Elle se tient dans toutes les pièces de la maison, couchée, debout, penchée, la tête inclinée, parlant, lisant, brodant, cambrée, la tête en arrière, pieds nus ou chaussés. Tellement omniprésente qu’à la fin de la vie de Pierre, elle deviendra presque abstraite, presque dépersonnalisée. Même si elle n’est pas représentée sur la toile, nous la sentons, nous la voyons, elle se fond dans le décor. Toujours là. »

 

De 1893 à 1947, elle s’occupe de lui, des affaires domestiques. Elle s’essayera bien un temps à la peinture, mais sans plus. C’est une indolente, telle représentée sur un des tableaux majeurs de l’artiste… Une composition intime, osée, où le visage de Marthe est à peine reconnaissable, comme il le sera si souvent… caché de lui et qu’il tentait de saisir dans son secret gardé.

« Pour peindre, dit-il, il faut toujours être un peu amoureux. Il faut que tout ce que la nature, les fleurs, les femmes, l’eau et le ciel pensent et murmurent passe par votre cœur avant de prendre place sur une toile ».

C’est bien d’une histoire d’amour qu’il est question dans cette biographie rêvée, imaginée… romancée, dont l’intérêt est celui de mélanger les genres : une intrigue, de la peinture, un peu d’autofiction, beaucoup de psychologie et de la documentation précise.

A partir d’archives, de témoignages, de publications diverses, les citations seront nombreuses et toujours passionnantes. Ce récit vous tient en haleine jusqu’à la fin puisqu’il y a ce mensonge, cette mystification dont l’auteure cherche à percer le mystère. Avec finesse et sensibilité, dès les premiers chapitres, elle injecte à petites doses un peu de suspens en nous projetant dans un futur plus lointain, celui du début des années 50, lorsqu’aura lieu le procès. Les amants disparus, il y aura querelle entre les deux clans : celui des héritiers du peintre et ceux de son épouse. 600 tableaux à se partager. L’affaire défrayera la chronique et aboutira à une avancée juridique dans le domaine du droit moral de l’artiste.

Mais pour en arriver là, que de questions, de doutes, d’hypothèses pour celle qui enquête. Tant de phrases interrogatives laissées en suspens !

Francoise Cloarec, plongée dans ses recherches et l’écriture de cette intrigue qui lui résiste, prend le parti de se mettre en scène dans le récit.

« Il est rare d’avoir le désir de comprendre la vie intérieure de quelqu’un. A moins d’éprouver une passion amoureuse. Les questions sur la peinture, sur le couple, sur la beauté, m’ont happée ».

Devenue personnage à part entière, sorte de Miss Marple s’égayant dans le monde de la peinture au tournant du XXème siècle, elle décortique les faits historiques, traque le plus petit détail pour cerner les caractères, pour modeler à son idée, au plus juste possible, ce couple fusionnel qui sans cesse se dérobe tant Pierre était timide, réservé, discret dans sa solitude d’artiste et Marthe, menue comme un oiseau, se réfugiant dans la maladie jusqu’à devenir misanthrope, égarée hors de la réalité et entraînant ainsi son compagnon dans une réclusion totale.

Sous l’égide de la falsification – faux nom, « faux » testament – cette dérobade finit par l’entraîner non seulement à imaginer, mais aussi à tenter d’interpréter, de comprendre ce qui se cache dans les interstices. Forte de ses connaissances en psychanalyse, elle convoque Freud et Lacan pour lui donner des clefs. Changer de nom ne serait-ce pas tuer le père symboliquement ? L’asthme l’effet d’une névrose : ce que l’on ne peut pas dire étouffe ?

Quand on ne peut atteindre la vérité par ce qui se voit, ce qui se sait, on cherche des indices dans les symptômes. Et à force de s’immerger corps et âme, l’identification s’en mêle…

« J’enquête, je deviens un peu bizarre… Tout ce qui n’a pas trait à Marthe m’assomme. Est-ce que je deviens Maria ? Elle apparaît dans mes rêves. » Mais méfiance, tout de même : « Ne pas trop projeter, ne pas trop inventer, juste un peu la recréer » nous dit-elle.

En tant que peintre avertie, elle s’est aussi penchée sur les tableaux de Pierre Bonnard pour accéder à cette mystérieuse alchimie conjugale (mais ne sont-elles pas toutes mystérieuses ?).

« La peinture et Marthe sont les grandes passions de Bonnard, il peint avec force la beauté triomphale de son amante ».

Et bien sûr que la lecture de cette biographie ne peut que se bonifier lorsqu’on accède, via les écrans, à toutes les œuvres citées. D’un clic, c’est toute la palette jaune orangée de Pierre Bonnard qui jaillit. « Le peintre montre en couleur l’insaisissable ! »

Les mots-clés qu’elle emploie dans la description des toiles prennent alors toute leur importance : maison baignée de lumière, miroir, baignoire, jaune de Naples, fenêtre, chien et chat, fleurs, nu à la toilette, jardin…

 

Ils n’eurent pas d’enfant, nous dit la biographe rêveuse. Lui aurait bien aimé, selon ses proches : il chérissait ses nièces et petits-neveux – mais aurait-il eu « la force de les élever, de peser sur eux ? Ils les auraient laissé venir comme ils auraient voulu », suggère-t-elle. Quant à Marthe, elle la suppose trop malade, ou stérile, ou encore sans désir de maternité.

C’est étrange, le tableau qui m’a toujours le plus émue dans l’œuvre de Pierre Bonnard, c’est « L’enfant au pâté de sable ». Dans un style japonisant, c’est un enfant accroupi, vêtu d’une tunique à carreaux, se tenant devant la porte d’une maison. Les couleurs sont passées, un peu tristes… Il date du début de son parcours, lorsqu’on l’appelait « Le nabi japonard ». Il avait visité une exposition sur la gravure japonaise qui l’avait beaucoup marqué et fait partie d’un groupe d’autres nabis, attirés comme lui par les arts décoratifs et l’orientalisme.

Ce n’est pas le tableau le plus célèbre, mais il y règne un calme, une douceur, une légèreté que n’auront plus les suivants, plus intranquilles, plus mélancoliques quelquefois…

Chantal Lévêque

 

 

(Site de Françoise Cloarec :

 http://www.francoisecloarec.com/

https://www.youtube.com/watch?v=lOXN7-x4dCw

 

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