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Publié par Sébastien Navarro

Chien 51, Laurent Gaudé, Actes Sud, 288 pages, 22 €

Les clichés c’est comme les restes : tout est dans l’art de les accommoder. Cogitez une intrigue à tiroirs paranoïaques, incrustez-la dans une dystopie politique sur fond de ségrégation industrialisée et de pluies poisseuses, mettez-y un héros plein de testostérone tourmenté, une fliquette tragiquement intègre et audacieuse, des politicards prêts à toutes les corruptions pour faire avancer leur carrière, une poignée de seconds couteaux veules ou brutaux et vous avez toutes les chances de pondre un énième poncif du genre coincé quelque part entre Blade runner et 1984. Prenez les mêmes ingrédients et fichez-les entre les mains expertes de Laurent Gaudé et vous obtenez un chef d’œuvre.
 

Car Chien 51, avec son titre punkoïde et sa pochette de cité futuriste emmaillotée sous un dôme carcéral, en est un. De chef d’œuvre. Quasiment vingt ans après la parution du Soleil des Scorta qui valut à son auteur une palanquée de prix – dont le Goncourt –, Gaudé le méditerranéen récidive. Après les Pouilles de la fin du XIXe siècle, il nous projette dans une Grèce ruinée par une banqueroute généralisée. Athènes, Delphes, Ithaque, Chien 51 est d’abord une troublante et déchirante déclaration d’amour au peuple hellène. À ceci près que dans ce futur proche dépeint par l’écrivain, la Grèce n’existe plus. Et si le grec Zem Sparak, « le chien » comme on le surnomme au dépôt, veut revisiter en mémoire son pays d’origine, il ne lui reste plus qu’à essayer de se dégoter un rade où manger des dolmas – ces feuilles de vigne farcies qui ont fait le miel de son enfance. Ou à gober des pilules d’Okios, une drogue hallucinatoire achetée et consommée dans le dreamshop du coin. Allongé au milieu d’autres zombies camés, il laisse alors son cerveau devenir le théâtre de stimulations extatiques. « Il revoit les pentes du quartier Philapappos, la rue Karaiskaki, étroite, qui donne sur la place Iroon. Il voit de vieilles voitures, des trams, des gens qui traversent en portant des sacs de course. (…) Il sait que toute cette humanité est morte, n’existe plus, et pourtant, tout à l’air si présent… »
De quel lucide désespoir est parti Laurent Gaudé pour imaginer et charpenter Chien 51 ? Peut-être de ces prémices géopolitiques : 2008, la crise des subprimes et sa déflagration planétaire. Tandis que les nations les plus robustes résistent au tsunami économique, les plus fragiles prennent cher. La Grèce comptera au nombre de ces dernières. Au prétexte de remettre le pays dans le droit chemin de l’orthodoxie budgétaire, le pays fut mis en coupe réglée par la sinistre troïka, soit l’entente quasi-mafieuse de la Banque centrale européenne, de la Commission européenne et du Fonds monétaire international. Poussant la morgue des dépeceurs de quelques crans supplémentaires, Laurent Gaudé imagine le pays racheté par GoldTex, un consortium planétaire qui se paye des nations comme d’autres des baklavas. Exit la Grèce ; déportée et triée sa population en fonction des besoins en main d’œuvre de l’hydre transnationale. Après avoir résisté ce qu’il a pu, Zem Sparak se retrouve flic dans la zone 3 de Magnapole. Déraciné parmi les déracinés. « Ils ne seront plus grecs. Ils deviendront salariés d’une des deux plus grosses entreprises planétaires et comme GoldTex veut donner une image moderne de son fonctionnement, on ne dit plus "salarié" mais "cilarié", parce qu’être chez GoldTex, c’est être autant un citoyen qu’un salarié. » Quand on sait que la Grèce antique fut un des berceaux de nos contemporaines démocraties, la culbute dystopique ne manque pas de sel.
Magnapole donc. La grande cité. Horreur urbaine aux réminiscences moyenâgeuses. Trois ordres pour trois zones. Tout en bas, une masse prolétarisée obligée de s’employer à n’importe quel prix au risque d’être virée dans un enfer encore pire, au milieu, le cocon d’une zone 2 à l’abri du besoin et des caprices meurtriers d’une météo chaotique et tout en haut une poignée de transhumanistes affinant l’architecture panoptique d’une ville farcie de capteurs et de checkpoints. C’est dans ce décor très peu engageant que Laurent Gaudé plante son intrigue : tout commence avec un cadavre éventré trouvé dans la Steppe, terrain vague « qui s’étend avec tristesse sous l’ancienne voie rapide » de la zone 3. Zem Sparak est chargé de l’enquête mais comme le macchabée est issu de la zone 2, le flic de base est « verrouillé » avec l’inspectrice Salia Malberg. Le duo de choc est mis en place. Les deux policiers vont devoir apprendre à s’apprivoiser. Lisser peu à peu leurs rugosités et préjugés respectifs. Pour Salia, Zem n’est qu’un chien qui doit rester à sa botte. Quant à Zem, s’il a appris à intégrer les règles déshumanisantes d’une hiérarchie monolithique, il n’en a pas pour autant limé ses crocs. L’enquête va mener le tandem policier vers les cimes de la pyramide sociale où tout n’est que duplicité tactique et rouerie de fins salauds. Salia devra jouer des coudes dans un environnement tout en caricature macho. Zem devra jongler avec les boulets de fantômes peuplant un passé traumatique. On n’en dira pas plus. Si ce n’est que Chien 51 se lit comme un polar. Mais pas que. La nostalgie et la quête de douceur sont parmi les carburants de cet éprouvant roman. Nos héros auront droit à quelques moments de beauté suspendu. Du genre : « Salia est là qui le regarde. Alors il lui semble que c’est possible. Qu’il va pouvoir se débarrasser de sa fatigue, de tous ces mondes du passé qui pèsent sur son esprit et le rendent si étranger à tout ce qui l’entoure. Doucement, avec délicatesse, il pose son front sur le sien. » Si la parenthèse ne dure pas, elle offre au lecteur un appréciable répit dans cette fiction aussi tendue que la laisse d’un clébard enragé.

Sébastien Navarro

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