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Publié par Bernard Revel

La toile d'araignée

« Confiteor » de Jaume Cabré

Actes Sud, septembre 2013, 772 pages, 26 euros. Traduit du catalan par Edmond Raillard. Titre original : "Jo confesso". "Confiteor" obtient le prix Jean-Morer 2014.

Une toile d’araignée avec, au centre, un violon. Telle est l’image que m’inspire le roman torrentiel, vertigineux, labyrinthique et néanmoins réglé comme une horloge par cet époustouflant horloger qu’est Jaume Cabré. L’écrivain catalan avait déjà, dans ses précédents romans - « Sa seigneurie », « L’ombre de l’eunuque » et « Les voix du Pamano » - fait preuve d’une grande maîtrise dans la conduite d’un récit où s’entremêlent les destins et les époques. Mais avec « Confiteor » son regard s’élève encore pour embrasser sans aucune limite de temps ni de lieu un territoire vaste comme la condition humaine. « La toile d’araignée » est justement le titre de son premier roman traduit en français par Patrick Gifreu et publié en 1984 par les éditions perpignanaises du Chiendent. Il s’agissait alors d’une toile tissée par une entreprise familiale catalane au début de l’ère industrielle. Depuis, la toile de Jaume Cabré n’a jamais cessé de se développer pour atteindre ce sommet qu’est « Confiteor ».

La toile d'araignée

Les « confessions » qu’Adrià Ardèvol couche sur le papier sous forme d’une lettre fleuve à Sara, l’amour et la souffrance de sa vie, vont bien au-delà des pouvoirs de nuisance d’un seul homme. Elles creusent au plus profond de l’âme humaine pour tenter de percer ce qu’il appelle « le problème du mal ». Lui-même, Adrià, se considère comme « une erreur » qu’entache à jamais cette « horrible faute d’être le fils de son père ». Car tout procède, selon lui, de cet homme, Félix Ardèvol, père tyrannique qui ne s’intéresse à son fils unique que s’il est capable de « faire des étincelles ». Et tandis qu’il lui impose, dès le plus jeune âge, un apprentissage forcené d’une dizaine de langues, la mère, de son côté, aussi dépourvue de tendresse que son mari, veut en faire un grand violoniste. Le père terrifiant fascine aussi le garçon qui est admis, parfois, dans son bureau où il peut contempler sans toucher les pièces rarissimes réunies par ce collectionneur fou.

Et plus que les parchemins et autres manuscrits, c’est un violon qui attire et fait rêver Adrià. Pas un Stradivarius mais presque : un Storioni fabriqué à Crémone en 1764. Cet instrument enfermé dans un étui où semble se deviner une vieille tache de sang, est la perfection même pour les yeux et pour l’oreille. Il n’en est que plus dangereux. Comme le dira Adrià lorsqu’il réussira avec son violon d’étude un vibrato longtemps recherché : « Je pensai que j’étais en train de toucher le ciel sans être conscient de l’enfer qui était si proche de moi ». L’enfer si proche du ciel, c’est toute l’histoire de ce Storioni fabriqué avec un bois rare provenant de la sapinière du Burgal, un prieuré catalan abandonné dont le dernier moine, frère Julià, fut assassiné par l’Inquisition et enterré « comme une charogne ». Son sang et sa chair ont alimenté l’arbre que débite Jachiam, exilé de Pardàc, dans le Trentin où sa famille a été massacrée, afin de le vendre à Crémone. L’histoire de l’instrument est, dès lors, une succession de meurtres culminant au cœur du mal à Auschwitz même, jusqu’à ce qu’Ardèvol père, et pour son propre malheur à son tour, ne l’acquière malhonnêtement en faisant du chantage à un nazi en fuite. Parallèlement au violon, une médaille de Santa Maria que portait au cou l’exilé de Pardàc, se retrouve, après avoir suivi elle aussi un autre long chemin de sang du côté du fanatisme religieux, entre les mains d’Adrià Ardèvol.

Ce dernier, après la mort violente de son père, devient comme lui un collectionneur obsédé de manuscrits littéraires qu’il achète à prix d’or sans se soucier de leur provenance. Intellectuel réputé, il enseigne à l’université et écrit des essais sur les idées. Il vit seul dans l’appartement familial du quartier de l’Eixample à Barcelone, qu’avec son ami Bernat il transforme en vaste bibliothèque au cours d’un rangement qu’il compare à la Création du monde. Il a désormais à portée de main toute la culture universelle. Ça le rassure. Ça ne l’aide pas à vivre. Au fil du temps, Adrià Ardèvol se résigne à être un éternel maladroit qui, par faiblesse, par lâcheté, par ses mensonges, gâche tout, notamment sa grande histoire d’amour avec Sara qu’il perd et retrouve à plusieurs reprises, hésitant trop longtemps à choisir entre elle et le violon. La plupart du temps, il éprouve, parmi ses livres, ses manuscrits, ses pensées, « la solitude poisseuse » des peintures de Hopper. Il perd tout peu à peu, Sara, le violon, la médaille, la tête. Il laisse à son ami Bernat une liasse de papier qui comprend un double manuscrit : « sur une face, la pensée stérile ; sur l’autre, le récit de mes actes et de mes peurs ». Son essai sur le mal, il est convaincu de l’avoir raté. Son récit, lettre à Sara et au reste du monde, c’est celui d’une vie consacrée, selon lui, « à porter sur moi toutes mes fautes, qui sont nombreuses, et celles de l’humanité ». Et, ajoute-t-il, « à la fin je m’en irai sans savoir que je m’en vais. Adieu Adrià. Je me dis adieu, à tout hasard ». Tout finit peut-être où tout a commencé, dans ce prieuré du Burgal qui dépend de Santa Maria de Gerri, le monastère qu’Adrià a toujours vu sur un mur de son appartement, peint par Modest Urgell.

Car le temps n’existe pas. C’est ce que démontre Jaume Cabré en construisant un récit où les époques se mélangent, où, dans la même phrase, on traverse les siècles et l’espace. Le moi lui-même est incertain, Adrià passant du « je » au « il » comme si, parfois, il ne pouvait se voir que de l’extérieur. On se perd un peu dans le labyrinthe. Mais on continue quand même, une fois qu’on est pris dans la toile d’araignée que Jaume Cabré tisse en mêlant humour et horreur, tendresse et cruauté. Ainsi agissent les grands romans.

Bernard Revel

Dans ce même blog, colonne de gauche : « Jaume Cabré, le Catalan capital ».

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C
En totale vénération devant un tel maître d’ouvrage, un tel prodige en fiction littéraire. C’est un récit éblouissant. On se perd dans les lieux, les époques, les styles, les langues… comme Adria dans le fil de ses souvenirs. <br /> Il y a longtemps que je n’avais plus eu entre les mains un tel chef d’oeuvre (Umberto Ecco m’avait fait un peu cet effet-là, pour sa maîtrise de la construction, mais là, c’est puissance 1000).<br /> Un roman humaniste d’une qualité exceptionnelle…<br /> Punaise !<br /> J’en suis encore toute retournée !
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S
&quot;Et tandis qu’il lui impose, dès le plus jeune âge, un apprentissage forcené d’une dizaine de langues, la mère, de son côté, aussi dépourvue de tendresse que son mari, veut en faire un grand violoniste. »<br /> Lire sur le même sujet : &quot;La démesure&quot; de Cécile Raphaël, une histoire de maltraitante liée à la folie d’un père qui oblige sa fille à laisser tomber l’école pour devenir une virtuose du piano (qu’elle n’est pas et surtout qu’elle n’a pas envie de devenir !).
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D
Labyrinthe des phrases, labyrinthe de la vie... Fervente liturgie des mots, ceux du romancier et ceux du critique. A lire, donc, sans se faire prier.
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