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Publié par Chantal Lévêque

Jean-Yves Cendray sous les ondes

« Schproum, roman avorté et récit de mon mal » de Jean-Yves Cendray

Né en 1957, Jean-Yves Cendrey vit depuis des années à Berlin, avec sa femme Marie NDiaye et leurs enfants. Il a publié, depuis 1988, une quinzaine d’ouvrages, pour l’essentiel parus aux éditions P.O.L., puis aux éditions de l’Olivier. Dernier roman paru : « Mélancolie vandale » chez Actes Sud en 2012.

Photo B. Charoy.

(Editions Actes Sud, octobre 2013, 202 pages)

Jean-Yves Cendray sous les ondes

Bien lire le sous-titre pour comprendre : «Roman avorté et récit de mon mal ». On peut en déduire que le mal aurait provoqué l’anéantissement du roman. Surtout si l’on s’arrête à l’avertissement de l’auteur en exergue de l’ouvrage : «Adresse aux lecteurs sensibles. Qu’ils sachent que le sous-titre en couverture n’est pas ornemental, que la première partie de ce livre est bien le sarcophage où gît un roman mort dans d’affreuses circonstances avant d’être mené à bien. Ils ont certes le recours de l’ignorer, de le passer, mais s’ils choisissent de le lire malgré tout et au final en éprouvent de la frustration, celle-ci aura la vertu d’un hommage au disparu, frustration qui d’ailleurs leur fera se représenter l’énormité de la mienne ».

Ne serait-ce qu’une stratégie ? Nous décourager de lire ce « roman avorté » juste pour nous y inciter davantage ? Quoiqu’il en soit, pour en avoir lu la première partie, et la seconde aussi, bien évidemment, autant vous dire de suite que, selon moi, cet hybride littéraire aurait tout à gagner à se faire connaître parce que peu parmi nous ont conscience de la malfaisance des « z’ondes » qui nous entourent.

Jean-Yves Cendrey ignore encore de quoi l’avenir sera fait lorsqu’il commence SA FICTION. Il nous la livre telle quelle dans cette première partie. Inachevée. L’histoire de deux Polonais qui s’installent à Berlin pour y faire fortune dans le bâtiment. Viol-Virchow et Waloszczyk ils se nomment, ça vous met dans l’ambiance ! Ils fondent famille et se cherchent noise. Le fils de l’un épouse la fille de l’autre, un doute planant sur leur consanguinité respectives vu les mœurs débridés des géniteurs. Le couple en question va se déchirer dans un décor à la Deschiens et sur des dialogues pas piqués des hannetons.

C’est genre « roman à la russe ». Noirceur et décadence. Dans l’outrance, le grotesque et la bouffonnerie. Du roman rock, ou punk dirait-on aujourd’hui. De la littérature « transgressive, révoltée, en opposition avec l’ordre et la convention ou les consensus », pour reprendre les mots d’une critique ayant pignon sur rue… Et c’est le style de l’écrivain, dont c’est la 19ème publication, si je me fie à la page de garde, prolixe donc, et reconnu dans la famille. Ne le traite-t-on pas de « tordu libertaire, imprécateur abstrus, persifleur libidineux et agité syntaxique », comme il nous le confie plus loin ?

Il est vrai que ses « gibbosités syntaxiques », pour parler de sa langue, peuvent ralentir les élans du lecteur, mais il n’en reste pas moins qu’il sait créer une atmosphère et la décrire avec de la substance. Et de la riche substance ! Le roman stoppe net lorsque Wallstreet (Manfred à l’origine), le fils de l’un ou de l’autre des Polonais, héros peu héroïque s’il en est, se pique de vouloir aller remplacer son vieux PC, à la suite d’une altercation violente avec sa walkyrie.

Faut-il y voir là un signe ? Il y avait bien, jusque là, en italiques et « slashées », quelques « funestes interférences » dans le texte, une histoire de « musique de graines et de graviers dans la tête », de « foret difforme qui perce de part en part », de « bouchons de coton dans les oreilles » ou de « sifflets de merles moqueurs » (« des marteaux-siffleurs » en fait) : de quoi interroger, mais sans plus.

Donc, virage à 360°, le récit du mal commence. Et, tout compte fait, l’auteur à raison, ce n’était pas une stratégie pour appâter le lecteur. Commencer la lecture page 65, ça marche aussi. Et ce n’est pas plus mal pour les âmes sensibles.

A moins que de n’y voir, dans ce roman mort-né, foiré, aux personnages minables, moches et miteux, que le mauvais présage de ce qui va suivre, tant par son noir sujet que par les difficultés rencontrées par le romancier à poursuivre le fil de son récit. Y voir un rapport entre l’écriture de ces destinées calamiteuses, la complexité narrative qui la sous-tend et son enfer à la faire advenir.

J’ai sauté à pieds joints dans LE RECIT. Avec délectation, cette fois. Tout en compatissant bien sûr aux malheurs de « l’in-ondé ». A partir de là, il n’y a plus de personnages : c’est Jean-Yves Cendrey qui parle. On passe direct sur ses CONFESSIONS de scribouilleur empêché. Tout un éclairant chapitre sur « trucs et ficelles » d’un écrivain « numérique », se démenant pour faire aboutir sa création. Toutes les manœuvres dont il use pour « garder la ligne ». Disons-le tout net, ce récit brille par sa sincérité, son honnêteté, sa simplicité, son humilité. C’est de l’intime. Rendu aussi avec un « je » plein de cynisme, d’autodérision, et de cocasserie.

Il est à Berlin, avec Marie, son illustre femme-écrivain douce et tranquille, et son petit dernier. Il fait le trajet tous les jours jusqu’à son atelier, en béton armé. Son « Corbusierhaus » (Photo ci-dessous). Sa « chambre à soi ». Où soudain il lui faut se confronter à son histoire à lui. «Une histoire si moche et si bizarre, si morbide et si tristement contemporaine que parfois j’ai peine à la croire moi-même, à me convaincre que j’ai bel et bien fini par comprendre l’inconcevable et lui opposer des parades.

Tous les martyrs, chaque jour plus nombreux, qui souffrent de mon mal, notre mal, racontent cela, cette impression qu’irrémédiablement le sol se dérobe sous les pieds en même temps que se creuse un gouffre d’incrédulité entre soi-même et les autres, et que tout le monde ne pourra que tomber : soi-même au fond du trou, les autres dans les commodes explications psychologiques. »

Jean-Yves Cendray sous les ondes

Berlin et son climat polaire, ses grandes forêts d’où déboulent des sangliers qui vont se perdre dans les parkings, et puis cette femme aussi, qui s’y cache, en grande misère et solitude (juste quelques lignes, une image, que l’on garde en soi à la fin du livre).

5 ans et 4 livres à Berlin. C’est le théâtre de ses maux, de son martyr, là où ce fut tellement « enrageant de devenir un autre, un autre aussi patraque, aussi tracassé, aussi enguignonné, alors que j’avais toujours entretenu avec moi-même des rapports excellents, m’excusant tous les défauts que Marie elle-même excuse et me faisant grâce des autres, me louant de mon indécrottable alacrité et d’être toujours là pour me prendre dans mes bras et me bercer d’illusions très très personnelles chaque fois que la société est méchante avec moi.

Il m’horrifiait d’imaginer que Marie, par fidélité, pourrait en venir à me tromper avec ce plaignant boitillant qui ne me ressemblait plus et qui, au tribunal des infirmités, me faisait accuser mon âge.

Dans l’espoir de la dissuader de s’abandonner à cet envahissant individu, je n’avais pu que lui répéter que ce que je lui avais dit, que c’était psychosomatique, que je devais me dissimuler des contrariétés puisque, à cette époque, je n’en avais aucune à déplorer mais que j’allais trouver les oubliettes où elles créchaient, les chopper par l’oreille et les faire remonter à la lumière pour les interroger, leur faire avouer leurs torts envers moi, et puis les ficher dehors. »

Alors, ces « contrariétés », un mot si peu à la hauteur de ce qu’il subit, que sont-elles ? Sur le ton de la confidence, sans la moindre pudeur et débordant de sincérité, où percent quelquefois la révolte, la rage, et dans ce style allégé à présent, qui vous fait tourner les pages avec empressement, il décrit : les migraines, les vertiges, les douleurs incompréhensibles d’un genou récalcitrant, les irritations de la nuque, les crises d’aphasie, les trous de mémoire. « Je m’en allais du monde. »

Ses insomnies. « Et puis voilà que chaque nuit ou presque, sur le coup de 4 heures, je suis réveillé en sursaut par une anxiété intense, qui me condamne à passer des plombes au fond d’un fauteuil et à y faire mon examen de conscience, mais sans trouver rien à me reprocher, ni non plus à quiconque, ni même à la destinée. »

Ses nausées, ses évanouissements (seul à l’hôtel, quelle plaie !). Ses « friselis » : fourmis dans la tête, dans le corps. Ses hyperacousies (« nuits vénéneuses »). Cette sensation de manquer de mots (« comme si les synapses perdaient le contact… et alors les neurones sont… sans voix »). Neurones qui se transforment en pop-corn.

Le volume sonore qui s’amplifie, jusqu’à l’obliger à s’enturbanner de 5 tours d’écharpe et de se coltiner des bouchons d’oreille, couleur canari (ouvrez l’œil, à présent : une tête enturbannée, ce n’est pas toujours une coiffe religieuse ou un cache-misère !). Son hyper-émotivité, ses troubles de l’orientation. Et sa dépression : on y échapperait à moins que ça !

Episodiquement, il se retrouve à la campagne, loin des paysages urbains, par pure contingence, et puis volontairement, au fin fond des Cévennes ou sur l’île d’Ouessant (l’humour noir, ou le rire jaune selon le cas, est alors de mise). Parce qu’il semble bien que les symptômes régressent dans ces endroits perdus, isolés du monde. La géographie jouerait-elle un rôle dans l’apparition de ces calamités ? Pour un écrivain, c’est vraiment la poisse ! Ne plus pouvoir se concentrer, écrire une phrase cohérente, se contenter de mails lapidaires pour communiquer, craindre la moindre assemblée où il faut prendre la parole, assurer. Et ce n’est rien de lister tout cela, il faut le lire (le vivre, avais-je écrit !).

Aux examens médicaux, RIEN ! Pas la moindre pathologie en vue. Bien au contraire, il pète la forme lui dit-on. Psychologique, psychosomatique : c’est la pire injure que l’on puisse proférer devant ces gens-là. Les « électros »…

Parce qu’il faut attendre les 10 dernières pages pour comprendre les raisons de ces 10 mois de torture. L’électromagnétisme. 4 grues en face de son immeuble amplifiaient les ondes des relais de téléphonie mobile. Il suffit de bien regarder pour réaliser qu’ils nous cernent de toutes parts. Ces échafaudages métalliques, bardés d’antennes. Et souvent même installés à proximité d’endroits à forte concentration de population (sans parler des écoles, des crèches, là où vivent les êtres les plus fragiles).

Jean-Yves Cendray sous les ondes

Mais tout le monde à présent a besoin de couverture, de réseau, de 3G, 4G… ce qui n’était qu’un confort il y a une dizaine d’années s’est transformé en besoin. Jean-Yves Cendrey a choisi cette forme-là de littérature pour lancer son coup de gueule. Contre « les assis-rassis et les sceptiques », contre certains politiques osant parler de « peurs irrationnelles », et donc de souffrances irrationnelles, ipso facto – si l’on va jusqu’au bout de leur raisonnement.

Le taraude le désir de leur casser la gueule, « casser la rhétorique aux dents jaunes d’un certain nombre de sales gueules, celles de scientifiques ornementaux vendus à des opérateurs de téléphonie mobile, lugubres rigolos et toujours les quelques mêmes, les nervis appointés d’une science sans conscience. »

Bien trop d’enjeux économiques dans cette affaire, les pouvoirs publics se bouchent les oreilles. Alors que certains pays nordiques ont déjà pris leurs précautions. Cela a un coût, mais la santé de leurs citoyens avant tout.

De l’autofiction de cette veine-là, il ne faut pas la bouder. Elle éclaire le monde. Comment ne pas penser au personnage de Thomas Mann dans le Docteur Faustus, souffrant de migraines épouvantables ? Métaphore ô combien justifiée dans le contexte de l’époque. Le roman de Jean-Yves Cendrey aurait pu prendre ce chemin-là, mais il a préféré troquer l’invention romanesque pour l’autobiographique, à la façon d’un Fritz Zorn qui décrit au jour le jour les avancées de la maladie, sans s’apitoyer sur lui-même, sans tomber dans le pathos et dans cette veine réaliste qui fait froid dans le dos. A son exemple, il se déclare en guerre totale, cela transpire dans les lignes. Pas pour les mêmes raisons, mais avec la même détermination.

Ça claque, c’est fort, c’est dérangeant, mais c’est de la vraie vie. Pas de cette autofiction – autosatisfaction, superficielle et inutile. Pas de militantisme non plus, il se garde bien de dériver de ce côté-là… Plus tard peut-être, il schproumera* plus fort…

Juste un témoignage, troublant, de cette chose époustouflante qui a mis en péril son métier, son mental, sa santé et qu’il se devait de mettre noir sur blanc. L’ignorance est aussi un autre mal qu’il cherche à nous éviter. En attendant, il s’est « bunkérisé »… mais n’en a pas pour autant renoncé à faire paraître son livre en version numérique. Pourquoi donc ? Il faudra qu’il me dise…

Chantal Lévêque

* Schproum : n.m. Bruit de violentes protestations. "Faire du schproum".

Dispute violente. "Il va y avoir du schproum". (Le Petit Robert).

Proche de l’allemand Sprung qui signifie bond, élan.

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