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Publié par Chantal Lévêque

Elémentaire, mon cher Marcel

« Les enquêtes de Monsieur Proust » par Pierre-Yves Leprince

(Editions Gallimard, mars 2014, 420 pages)

Scénographe, peintre et écrivain, Pierre-Yves Leprince est né à Orléans en 1940. « Les enquêtes de Monsieur Proust » est son premier roman. (Photo Catherine Hélie/Gallimard)

Elémentaire, mon cher Marcel

Longtemps encore il fera parler de lui, celui qui « fit de sa courte vie une sorte d’éternité », et de son œuvre, « porteuse de temps retrouvé, d’espaces revisités, de sens et de beauté », une source d’inspiration intarissable pour les écrivains.

Le propos de Pierre Yves Leprince, dans ce « livre d’admiration déguisé en roman policier », n’est pas tant de s’attacher aux qualités littéraires de Marcel Proust, que d’imaginer une rencontre entre un personnage de fiction, un jeune coursier, apprenti détective à ses heures perdues, et Monsieur Proust.

Quelqu’un d’un peu différent ! Une sorte d’image tremblée du grand écrivain. « Quand il parlait, le Monsieur Proust que j’ai connu immobilisait le temps, créait un espace où les choses qu’il évoquait semblaient flotter autour de lui, on aurait dit un prestidigitateur entouré de colombes. Marcel Proust était le contraire d’un illusionniste, il était un homme de science, un savant dans un laboratoire, un photographe qui cherche le meilleur liquide révélateur, pour tirer la meilleure épreuve possible des réalités qu’il a enfermées dans son appareil. La magie de celui qui nous parlait était son pouvoir de transformer de simples mots prononcés en images vivantes, de sorte qu’il nous associait à sa pensée en la créant devant nous, qu’il nous donnait l’impression de participer à ses recherches et ses trouvailles. Le plus magique de tout est qu’il ait conservé ce pouvoir en écrivant, le transmettant ainsi au futur ».

Nous sommes en 1906. Monsieur Proust vient de perdre sa mère, il n’a pas encore 40 ans et n’en est qu’au début de l’écriture de son œuvre. Il vit à l’Hôtel des Réservoirs, à Versailles, dans l’attente de s’installer dans un appartement à Paris… et il vient d’égarer un de ses carnets. La voix du roman est celle de ce jeune homme qui se souvient, longtemps après, de cette amitié peu banale, fondée sur un attrait commun pour l’étude « de ce que les autres ne voient pas ». Et bien naturellement, Monsieur Proust se pose là en maître à penser.

Elle peut paraître un peu tirée par les cheveux, cette rencontre hypothétique… mais elle n’est que prétexte à rendre compte de ce qui caractérisait Marcel Proust et de l’utiliser pour nous instruire : le désordre dans lequel il avait l’habitude de vivre provoque la perte de son carnet, le questionnement du temps lui fait apercevoir des apparitions dans le parc de Versailles et son rapport ambigu à l’homosexualité l’embarque dans une sombre histoire de meurtre.

Toutes ces intrigues sont habilement fondées sur ses conceptions littéraires : les apparences trompeuses, l’intérêt des différents points de vue, de la mémoire involontaire par rapport à une remémoration répétitive et forcée, la conviction qu’il n’y a pas d’art sans artifice et peut-être pas de vérité sans art…

Elémentaire, mon cher Marcel

Pierre-Yves Leprince ne s’en cache pas : il espère, par le titre de son ouvrage, appâter quelques lecteurs de romans policiers, des irréductibles, ou quelque frileux que l’immense tâche que représente la lecture de La Recherche risque de décourager. Il nous en donne quelques clefs, bien sûr, mais surtout il fait vivre son personnage, l’entoure de ses familiers, le dépeint tel qu’on le retrouvera certainement dans les écrits de ceux qui en ont fait leur étude (et dont il s’inspire, comme on le remarquera dans les remerciements en fin d’ouvrage).

Un homme malade, à l’affût du moindre grain de poussière qui déclencherait une crise, emmitouflé dans manteaux et pelisses et évoluant dans l’odeur des fumigations qui envahissent la chambre 22 de l’hôtel du Parc de Versailles.

Un mondain, avec ses manies de diction (à mettre en valeur certains mots et certaines expressions comme si elles étaient entre guillemets), d’une politesse excessive et à la générosité sans bornes dans les pourboires qu’il distribue.

Avec son complexe de persécution, ses colères, son inépuisable besoin de plaire, la vélocité de son esprit, son sens pratique et sa connaissance de toutes choses dans tous les domaines acquise grâce à sa mémoire phénoménale.

Et puis sa façon d’observer les gens et les choses, les couleurs, les paysages… les toiles d’araignée, les plus petits insectes. Lui octroyant une sorte de don de divination.

Avec bonhomie, quelquefois de la drôlerie, et sur un ton où le paternalisme le dispute au snobisme quand il lui donne la parole (ce qui d’ailleurs n’est pas toujours d’une facture aboutie), Pierre-Yves Leprince jalonne son récit de tout un florilège de petits détails, tandis qu’il aborde, au détour de ces rencontres avec ce jeune homme candide, les sujets qui, on le sait, transpirent abondamment dans les romans de Marcel Proust : les différences de classes sociales, les amours interdites…

Et souvent, lorsqu’il citera nommément Marcel Proust dans ce roman, il s’autorisera l’analyse de son écriture, imaginera la méthode de fabrication de son œuvre… « ce mélange de faux et de vrai dont tout œuvre d’art est faite »… et dont le talent sera celui d’inciter le lecteur à devenir le propre lecteur de lui-même.

Il y a deux façons d’aborder ces « Enquêtes de Monsieur Proust ». Encore vierge de la connaissance de cette œuvre monumentale qu’est La Recherche, ce sera comme une plongée dans des eaux de surface, à la découverte d’un génie, dans une approche biographique que vous penserez peut-être très romancée, alors qu’elle ne l’est pas tant que ça.

Si par contre, vous êtes de ceux qui ont lu les 7 tomes de ce que Roland Barthes considérait comme « l’œuvre de référence, la mathesis générale, le mandala de toute la cosmogonie littéraire », ce sera alors dans les eaux profondes que vous évoluerez, bien plus réceptif à toutes ces références liées à la construction littéraire, à la richesse de ce regard biaisé, décalé sur le monde proustien et à toutes ces pirouettes qu’il a imaginées pour y faire entrer le novice.

La fécondité d’un tel mode de lecture vous persuadera alors que son auteur est effectivement grand connaisseur de Marcel Proust. Il le fréquente d’ailleurs depuis les années soixante et n’a cessé de produire des textes autour de lui, que ce soit par le biais d’émissions de radio ou de mises en scènes théâtrales. Assez belle performance que ce premier roman, qu’il s’autorise à écrire à un âge que l’on peut dire canonique… et il ne me reste plus qu’à espérer qu’il aura le temps, comme il le dit lui-même, de raconter ce voyage en Italie dont rien n’a été dit encore… et qu’il va imaginer !

Chantal Lévêque

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